Oui, je sais : ces propos vont faire sourire ceux qui voient chez moi une forme obsessionnelle de réaction, consistant à ramener ce qui ne va pas, en politique ou ailleurs, aux lacunes de l'école.
Apparemment, ils n'ont pas tout à fait tort, sauf que, naïvement, je ne vois nulle obsession ici : simplement un constat, parfaitement justifié, dès qu'on met en relation les pratiques scolaires bien connues, quelques données simplettes de la psychologie des enfants, et le "savoir lire adulte" tel qu'on peut le voir autour de nous.
Ce n'est pas rêver que de dire que, tant dans les textes officiels que dans l'opinion publique, y compris chez les défenseurs, voire les passionnés, de la lecture, l'objectif affirmé et réaffirmé est de développer le "goût de lire", et de faire en sorte que les enfants "aiment lire". Outre que (on le sait pourtant), l'amour obligatoire a peu de chance d'aboutir au résultat espéré — c'est souvent l'inverse qu'on obtient — ce n'est certainement pas la voie idéale pour rendre lecteurs, les adultes que deviennent nos enfants.
Réfléchissons un peu.

Il arrive, effectivement, que par son charisme, sa bienveillance pour les enfants, son pouvoir de séduction, l'enseignant soit parvenu à faire d'une bonne partie de ses élèves (jamais tous), des passionnés de lecture.
Et, alors, il se passe quoi ?
Les enfants, puis les adultes qu'ils deviennent, aiment lire... ce qu'il aiment !
Même sur ce blog, n'avez-vous pas remarqué que les billets portant sur la grammaire, sujet peu attractif, n'attirent guère de commentaires, hormis celui de Julos et le tweet de Philippe Meirieu qui le juge intéressant et invite les "suiveurs" à le lire... ?
Combien de fois a-t-on entendu, sur le comptoir d'un café du Commerce, ou dans un salon huppé (on y dit souvent les mêmes choses, quoique portant sur d'autres auteurs) des propos comme celui-ci : "je déteste Untel, Houellebec, Nothomb ou Balzac : je ne lis jamais leurs œuvres " . Et comment savent-ils qu'ils les détestent s'ils ne les lisent pas ?
Donc, non seulement, ils ne lisent que ce qu'il aiment, mais en plus leur "amour" ne peut reposer que sur des a-priori, des idées reçues, venues d'ailleurs, sans justifications aucune, si ne n'est le prestige de celui qui les a proférées.

On a oublié apparemment de leur dire beaucoup de choses :
* que lire est une aventure, souvent périlleuse (c'est pour cela qu'on ne prévient pas !), qui consiste à s'engager, sans savoir où l'on va exactement, ni si on va aimer cela : pour le savoir, il faut avoir lu, et jusqu'au bout.
Et à ceux qui considèrent qu'avoir lu un ouvrage, qui n'a pas plu, serait du temps de perdu, il faut rappeler qu'on y a gagné un grand plaisir (d'aucuns vont jusqu'à dire que c'est un des plus grands qui soient) : celui d'avoir le droit d'en dire du mal, en connaissance de cause.

* que dans la société tout est fait pour les détourner de lire ce qu'ils risquent de ne pas aimer.
En tête, l'école, qui parle sans cesse du plaisir de lire en n'apportant, régulièrement, que de petits textes "faciles", de fiction plus ou moins niaises — mis à part, les passionnés de littérature et de culture qui font lire Rascal dès le CP, et font apprendre Apollinaire et Bobby Lapointe, voire Guillevic, sans attendre le collège (où du reste, dans la plupart des cas, on continue d'attendre pour les aborder).
D'après une enquête du CNL (envoyée généreusement par l'ami Julos), la majorité des lecteurs aimant lire, lit essentiellement des romans.
Bien que je sois la première à dire que la littérature est essentielle à notre équilibre, force est de reconnaître que, même sur ce plan-là, le résultat est limité : bien peu lisent de la poésie, encore moins du théâtre, et, dans les romans lus, il n'est pas sûr que les plus nombreux soient ceux qui font le plus réfléchir sur ce qu'ils racontent.

En tout cas, les "textes non littéraires", eux, n'apparaissent quasiment jamais dans les leçons de lecture, ni à l'école primaire, ni vraiment au collège. Tout au plus une timide incursion dans les écrits de presse, vite remplacée par autre chose, et qui ne va pas loin.
C'est d'autant plus paradoxal, que, parallèlement, on demande aux élèves d'apprendre leurs leçons sur des textes, n'ayant rien d'attrayant, et qu'on ne leur a jamais appris à comprendre : diverses recherches (sans oublier l'expérience de chaque prof) ont montré que trois quarts des leçons non sues, sont seulement des leçons dont le texte n'a pas été compris.
Si un texte n'est ni amusant, ni littéraire — et encore, n'est-il pas donné à tous les profs d'enthousiasmer leurs élèves avec ce dernier ! — on n'a pas besoin de le lire, sauf si on y est forcé — ce qui ressemble à une corvée, voire une punition.

Du coup, la documentation entre dans ce domaine, et la lecture pour SAVOIR, pour COMPRENDRE, pour VÉRIFIER ce qu'on croit savoir, tombe avec elle et fait partie des corvées auxquelles on fait tout pour y échapper.
Quand j'entends des collègues déclarer, péremptoires : Ah ! si on leur donne le droit d'utiliser le dictionnaire, ça devient vraiment trop facile !, je ne peux m'empêcher d'éclater de rire : il faut bien mal connaître les élèves pour croire cela, eux qui préfèrent mille fois risquer l'erreur, voire la sale note, plutôt que se donner du mal à chercher...

Je pense qu'un travail devrait être fait très tôt, dès le cycle 3 de l'école primaire (et même avant ? ), sur l'histoire de la place que la société attribue à la lecture dans les savoirs du public.

* Rappeler d'abord que savoir lire a toujours été un privilège accordé à quelques-uns, et surtout pas à tous : que, dans l'antiquité un esclave qui savait lire pouvait être mis à mort, que dans les siècles passés (et c'était encore vrai au début du 20ème siècle), le fait de savoir lire pour un domestique était un motif de renvoi, et qu'il n'y a que deux décennies qu'un parti candidat aux élections du Mexique déclarait, sans la moindre honte, sur ses affiches, que les émeutes récentes du pays Chiapas avaient pour cause principale qu'on avait appris à lire aux Indiens de ce pays (1).

* que chez nous, en France, tous les textes de notre vie quotidienne, ceux de lois, les contrats (assurance, baux de location),et autres formulaires divers, sont conçus pour qu'on n'ait aucune envie de les lire et l'on a maintes fois remarqué que plus une information est écrite en petit, plus elle est importante : la publicité joue admirablement là-dessus, en écrivant en minuscule les informations qui révèlent l'arnaque des titres accrocheurs : il importe absolument de travailler en classe ces manipulations conçues pour éloigner le lecteur des informations qu'on ne veut pas qu'il lise.

L'objectif d'un apprentissage de la lecture pour tous (qui ne l'est toujours pas), c'est de faire en sorte que les enfants découvrent le vrai plaisir de la lecture, celui d'avoir lu, donc de savoir, ce qu'on ne voulait pas qu'ils sachent.
Leur apprendre à se dire devant un texte qui n'attire vraiment pas la lecture : il a l'air ennuyeux et pas facile à lire, c'est qu'on veut m'empêcher de le lire, donc qu'il est important pour moi : je dois donc le lire !.
Leur apprendre à se dire : j'ai une décision importante à prendre, un choix à faire. je dois me renseigner valablement pour le faire, c'est-à-dire, lire le maximum sur la question sans me contenter de ce que disent mes favoris..
Savoir aussi qu'on ne ne choisit jamais CONTRE, mais que tout choix devient automatiquement un FAIT, qu'il faudra admettre et subir ensuite.

Pas besoin de faire de la politique pour apprendre cela, donc ça peut s'apprendre à l'école. Mais ça peut aider fichtrement aussi dans les situations que j'évoque !

(1) j'ajoute que Jean Foucambert avait l'habitude de dire que la société avait trouvé deux moyens pour empêcher de devenir lecteurs une majorité d'indésirables :
1- inventer des méthodes d'apprentissage qui apprennent autre chose que la lecture (= le déchiffrage) ;
2- orienter la lecture sur celle de l'évasion, et le plaisir de lire, pour éviter que trop de gens n'y trouvent matière à réfléchir.
Même si je ne suis pas toujours d'accord avec lui (et réciproquement), j'applaudis des deux mains à cette affirmation.