Petite histoire de la prétendue « querelle des méthodes ».

Contrairement à ce qui est dit dans les médias et le public non enseignant (mais aussi, parfois le public enseignant, souvent très mal informé), il ne s’agit nullement d’une « querelle de méthodes », mais d’un conflit autrement plus profond, celui des conceptions même de l’acte de lire, et de ses rôles dans la vie personnelle et sociale.
Il se traduit par une question essentielle, aux confins de la linguistique, de la psychologie et de l'histoire de la langue française, celle des relations entre l'écrit et l'oral, avec comme question subsidiaire, l'activité perceptive mise en jeu et le comportement du lecteur : l’écrit transcrit-il les « sons » qu’on entend à l’oral, ou est-ce le « sens » de l'écrit qu'il propose, sens construit directement à partir de la perception visuelle des signes tracés ?
Si l’on répond oui à la première partie de cette question, l’apprentissage de l’écrit prend nécessairement appui sur ce qu’on entend, et la relation lettres/sons est à la fois première et primordiale.
Traditionnellement, c'est ce qu'on a fait depuis le Moyen-Âge : qu’elles soient syllabiques, globales ou mixtes, le premier objectif de toutes les pratiques en usage est d’installer, plus ou moins rapidement, la maîtrise de la relation, lettres/sons, pour permettre un déchiffrage oralisé des suites de syllabes, à assembler en mots puis en phrases. Le présupposé de cette conception étant que le sens découle automatiquement de l'identification linéaire de ces suites.

Or, depuis le 18ème siècle, diverses vagues de contestation ont tenté d'ébranler cette certitude... en vain.
La toute première contestation date en effet de 1787. Elle fut le fait de Nicolas Adam, qui à cette date, publia un ouvrage ("La vraie manière d'apprendre une langue quelconque, vivante ou morte, par le moyen de la langue française", Morin, Paris, 1787) où il définissait une toute autre manière d’aborder le savoir (lecture ou tout autre savoir) : pour lui, il fallait partir d’une globalité qui est ce que, en réalité, on perçoit d’abord, pour l'analyser ensuite et comprendre comment elle est constituée.
Cette idée, oubliée très vite à sa publication, fut reprise, un siècle plus tard, en Allemagne par ceux que l’on a nommés, les « psychologies de la forme », la « Gestalt Théorie », mais sans être appliquée de façon précise à la lecture. Elle continuait d'y somnoler pourtant, attendant qu'on la réveille.

Un premier "réveil" — en fait, le premier coup réel porté aux pratiques ancestrales d’enseignement de la lecture, eut lieu en 1905, avec la parution de la "Physiologie de la lecture et de l'écriture". L'auteur est un homme assez peu connu, mais extraordinaire, Emile Javal, ancien ingénieur des Mines, devenu médecin ophtalmologue pour aider sa sœur, affligée d’un strabisme qui la rendait malheureuse. C'est lui qui inventa l’orthoptie, et ses travaux menés sur le fonctionnement de l’œil ont modifié profondément ce qu’on croyait savoir sur l’acte de lire.
Il a montré de façon incontestable, (ce qui sera vérifié plus tard par d’autres chercheurs comme François Richaudeau), que l’œil ne pouvait pas identifier les lettres les unes après les autres, parce qu'il procède par bonds entre des points de fixation au cours desquels divers indices sont enregistrés, pour être interprétés ensuite ensemble par le cerveau.
Ces découvertes mettaient à bas les premières méthodes de lecture, comme la méthode Boscher, qui venait d’être publiée (1906), avec un immense succès qui l'avait installée dans presque toutes les classes de CP de France.
On comprend que ces travaux aient pu être reçus comme des dangers par les éditeurs de ces méthodes. Ils ont tout fait pour en éviter la diffusion, ce qui, à l'époque fut assez facile : ces travaux sont rapidement tombés dans l’oubli. Les méthodes syllabiques ont pu continuer de se multiplier tranquillement, pour le plus grand profit de leurs auteurs et plus encore de leurs éditeurs.

Deuxième "réveil", avec une seconde vague de contestation, à la fin de la guerre de 14 : un jeune instituteur, qui en revenait, révolté par la chape d’interdits qui écrasait l’école, décida de changer les choses, pour rendre aux enfants le droit à la parole. Il s’appelait Célestin Freinet. L’apprentissage de la lecture, notamment, tel qu’il était pratiqué, lui parut à la fois stupide et inefficace. Il se plongea dans les ouvrages de ceux qui ont travaillé avant lui sur ce sujet, (notamment Ovide Decroly qui avait lui-même travaillé à partir des travaux sur la Gestalt Theorie, pour inventer la "méthode globale"). Il fit de ces recherches un miel personnel qu’il nomma « Méthode naturelle », en prenant pour support d’apprentissage de la lecture les écrits libres et spontanés des enfants.
Ces propositions mettaient encore une fois en danger les profits des éditeurs de manuels. Ceux-ci firent le maximum pour qu’elles ne soient pas entendues. Comme cela devenait plus difficile, ils visèrent la personne de Freinet. Attaqué de toutes parts, Freinet fut même contraint de quitter l’enseignement public.
Dans les Écoles Normales, il était tacitement interdit d’évoquer ses travaux comme son nom. Votre servante s’est vue rappelée à l’ordre à plusieurs reprises, pour l’avoir fait, dans ses cours, durant les années 50-60.

C’est précisément dans les années 60, qu’un événement se produisit qui provoqua la troisième vague de remises en question de l’enseignement traditionnel de la lecture. En 1966, le ministre de l’Éducation Nationale, ulcéré de voir qu’un enfant sur deux redoublait le CM2, régulièrement, chaque année, et que, selon les enquêtes menées à cette époque, la même proportion d’enfants et d’adultes se révélait incapable de lire, même un article de journal, confia à l’Inspecteur Général Rouchette la charge de rédiger un nouveau texte d’Instructions officielles sur l’enseignement du français, destinées à remédier à cet échec évident.
On connaît cette histoire, racontée déjà sur ce blog, sur le site et dans l'ouvrage "Lire ou déchiffrer" (ed. ESF). On sait :
* comment l’organisation de cette expérimentation, demande unique dans l’histoire des textes officiels pour l’école, a transformé l’IPN, (l’Institut Pédagogique National, sorte de musée de l’école), en Institut de Recherche pédagogique, nom et fonction parfaitement inconnus en France jusque là,
* comment cette expérimentation aboutit à un une texte, qui devait devenir officiel (le Ministre l'avait approuvé), le « Plan de rénovation de l’Enseignement du français à l’école élémentaire ».
L’enseignement de la lecture y était conçu à partir des propositions de Freinet, mais enrichi des travaux de Richaudeau (et de Javal) sur le caractère visuel de la lecture et en cohérence avec les données de la psychologie des enfants selon lesquelles l’apprentissage d’une activité doit, pour être efficace, se faire dans les mêmes conditions que celles du résultat final — donc sur de vrais écrits et comme une activité visuelle, peu dépendante de l’oral.

Ce fut un désarroi total. Les éditeurs de méthodes sollicitèrent l’aide du Pouvoir en place, qu’ils obtinrent sans difficulté : Georges Pompidou, devenu Président de la république avec la mort de Général de Gaulle, au simple nom des auteurs de ce texte, un peu trop « à gauche », pour la plupart, opposa un veto formel à la publication de ce texte, qui fut jeté aux oubliettes.

Mais c'était sans compter avec les membres des équipes de Recherche : sans s’être concertés — et, du reste, sans vraiment se connaître — deux d'entre eux, Jean Foucambert, (IEN) et votre servante, professeur d’École Normale, publièrent la même année 1975, un ouvrage chacun, qui firent grand bruit l’un et l’autre : « La manière d’être lecteur » pour le premier et « La Lecture à l’École » pour la seconde.
Le succès important de ces deux ouvrages affola littéralement les éditeurs de méthodes, qui cherchèrent de nombreux appuis pour en limiter la diffusion. Ils appelèrent à leur secours des inspecteurs, arrivés en grand nombre, souvent pour des raisons politiciennes, et des médecins, notamment un certain docteur Debray-Ritzen, qui reprit à son compte le combat contre « la Globale », bien que cette méthode fût totalement inconnue en France où ne se pratiquait que la syllabique, parfois mâtinée d’un départ global, baptisée alors « méthode mixte ».
La meilleure stratégie consistant à justifier ce reproche par un constat suffisamment alarmant pour alerter l’opinion, il affirma qu’elle provoquait une maladie, récemment découverte, la « dyslexie ».
C’est ainsi que le B.A.BA, se trouva paré d’une vertu supplémentaire : il devenait le vaccin contre la dyslexie.
Grâce à ces efforts, les deux ouvrages, qui pourtant s’étaient fort bien vendus, ne furent que très peu appliqués dans les classes, en dehors de celles des équipes d’expérimentation... Lorsque les instituteurs de ces classes eurent pris leur retraite, la relève fut soigneusement évitée dans ces classes, et il ne resta quasiment plus rien de ces travaux.
Les méthodes de lecture purent à nouveau proliférer.

Aujourd’hui, ce puissant lobby a pris encore de la force, avec de nouveaux appuis solides et de plus en plus prestigieux, : les neuro-sciences, qui font grande impression sur le public et les médias de toutes sortes. Selon ces travaux, notamment sur l’imagerie cérébrale, il serait prouvé que la démarche traditionnelle d’assemblage des lettres en syllabes puis en mots serait celle que le cerveau effectue spontanément, et donc, seule la démarche des méthodes syllabiques serait cohérente avec ce fonctionnement du cerveau.
Les raisons de douter de cette certitude sont nombreuses : outre que les connaissances sur le fonctionnement du cerveau sont loin d’être abouties, et que les images cérébrales sont comme toutes les images, porteuses de significations multiples, le problème majeur est que les conclusions pédagogiques dégagées de ces constats sont en contradiction formelle avec les travaux des autres disciplines concernant l'enseignement : la psychologie des enfants, celle des apprentissages et la linguistique, sans oublier l’histoire de l’écriture du français, fort différente de celle des autres langues, même européennes.
Le plus troublant, c’est que les scientifiques qui soutiennent ces propos, semblent tout ignorer des contradictions en question, et se comportent comme si elles étaient sans importance. Attitude étonnante, qui transforme leur théorie en une sorte de dogme, acte de foi, auquel il s’agit de croire, sans se soucier des objections.

Pourtant, il est clair qu'on ne peut soutenir une théorie, que si l’on démontre que les théories adverses se trompent : c’est une affaire d’éthique.
Plus grave: on découvre que, sans la moindre justification, les affirmations de ces théories, — parfois contraires même au simple bon sens (la confusion "simple/facile", par exemple) — sont présentées comme des certitudes, dans un texte de programmes scolaires dont l'esprit général et à l'opposé : c'est bien la preuve d'une manipulation particulièrement perverse.

C'est pourquoi, tant que ceux qui les défendent continueront ainsi de manipuler jusqu'aux plus hautes instances du Pouvoir pour imposer officiellement des théories qui les arrangent, malgré les dangers qu'elles présentent ; tant que les preuves ne seront pas données que les contradictions signalées sont effectivement sans importance ; tant que les dangers que présentent ces préconisations pour les enfants, (notamment ceux qui vivent dans un milieu culturellement défavorisé), ne seront pas éliminés par des arguments fondés sur des faits autres que leurs résultats à court terme, la prétendue "querelle" doit se poursuivre.
Sauf que c'est loin d'être une "querelle" : c'est une lutte têtue, un combat absolu, pour la défense de valeurs, que ces théories piétinent (2).

(1) Voir l'Expresso du Café pédagogique du 15 septembre 2015.
(2) Voir aussi tous les billets de 2014, qui répondaient à Stanislas Dehaene.