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C’est pas donné aux animaux, pas non plus au premier blaireau
Mais quand ça vous colle à la peau, putain, qu’est-ce que ça vous tient chaud
Écrire et faire vivre les mots, sur la feuille et son blanc manteau
Ça vous rend libre comme l’oiseau, ça vous libère de tout les mots,
Ça vous libère de tous les maux.

Renaud.

Surtout, quand on est chargé d'enseigner l'écriture, des mots comme ceux-là, ça vous libère aussi de la "rédac", cette chose mollasse, sans consistance, sans signification autre que scolaire, qui prétend être un entraînement à la production de textes et qui n'entraîne qu'à produire des erreurs d'orthographe comptabilisées dans des non-textes sans intérêt, inutiles et même dangereux, car ils trompent les enfants sur cette activité essentielle de la vie sociale, professionnelle et personnelle.
Non ! L'écriture, ce n'est pas ça du tout !

D'abord, elle est un outil de communication, et donc, le Petit Prince nous le rappelle, elle permet de créer des liens entre des êtres que séparent l'espace et le temps. Elle est ce qui la rétablit, là où la communication est coupée par les données de la vie.
Et l'on comprend bien que pour apprendre à utiliser cet outil, il faut être en situation réelle : on n'apprend pas à manier un outil, le marteau ou la scie électrique, en faisant semblant, car alors, comme disait Jean Foucambert, on apprend à faire semblant.
Être en situation réelle, cela veut dire être au clair avec un certain nombre de données, caractérisant la situation. Condition évidemment remplie si l'on est en situation de projet, et si la communication en question en fait partie. Mais l'on sait qu'en classe, de telles situations ne seront pas suffisamment nombreuses et variées pour que les enfants fassent connaissance avec tous les types de situations possibles. Il faut donc parfois écrire en situations simulées, ce qui ne présente aucun inconvénient (c'est un jeu !), à condition que tous les paramètres de la dite situation soient précisés dans la consigne d'écriture.
Et c'est là qu'on mesure l'absurdité des fameux "sujets de rédaction" qui ne fournissent aux élèves qu'un seule information (de quoi ça doit parler), alors que c'est la moins utile, pour élaborer un texte. Il manque la plupart du temps :
1- la mention de celui avec qui on est censé communiquer : un ami, un personnage officiel, un organisme, l'ensemble des parents, le public etc.
2- la mention du type d'écrits par lequel on doit communiquer : une lettre (personnelle, administrative, de motivation etc.), une affiche, une petite annonce, un sms, un carton d'invitation, un compte-rendu de réunion, un rapport d'activités, une œuvre littéraire...
3- Où et quand, cette communication est censée avoir lieu : si l'on imagine une situation historique, il est clair qu'il faudra se renseigner sur ce que l'on pouvait dire à l'époque et comment on le disait...
4- les enjeux de la communication : le type de réponse espéré, dont dépend toute la stratégie d'élaboration : les informations à donner, le type de formulation le plus adapté (vocabulaire, syntaxe etc.), le ton à adopter pour avoir le plus de chances d'obtenir l'adhésion (faire sourire, émouvoir, séduire etc.).
5- S'ajoute aussi le fait que le texte à produire puisse être un extrait d'un type d'écrits à préciser : si l'on travaille sur la description, par exemple, on sait qu'aucun texte, jamais ne peut être que descriptif. Une description ne peut donc être qu'un extrait d'un type d'écrit donné, largement dépendant de l'écrit en question : le même paysage champêtre ne sera pas décrit de la même façon dans un roman d'amour et un polar, dans une brochure touristique et dans un manuel de géographie.
La consigne doit donc les préciser, ou les donner à choisir. Et rien n'empêche, au contraire, de faire varier ces paramètres proposés d'un groupe d'écriture à un autre, si, comme c'est souhaitable à l'école primaire, les enfants écrivent en petits groupes solidaires.

Mais l'écriture a aussi un autre rôle — dont il est de bon ton de parler surtout dans les cercles intellos, où il tend à envahir tout le champ de l'écriture, la communication devenant subalterne et méprisable — mais un rôle que l'École ignore superbement, ce qui en fait un facteur de discrimination de plus. Celui de l'écriture d'expression, celle qui va jusqu'à la littérature. Celui que chante si bien Renaud, qui lui a permis de sortir de l'enfer où il s'était enfermé.
Socialement parlant, la maîtrise de la communication écrite est indispensable : elle est le facteur n°1 de l'insertion sociale, et de l'autonomie ; mais psychologiquement, l'écriture d'expression est beaucoup plus importante.

On le sait tous — et Renaud plus que quiconque — la vie réserve à chacun de nous des drames souvent épouvantables, auxquels il est pour beaucoup d’entre nous affreusement difficile de survivre. Le seul moyen de les traverser avec un minimum de plumes arrachées, c’est d’écrire… Certes, écrire au sens le plus large de ce terme, celui de créer : musique, peinture, et tous les arts, l’essentiel étant d’agir pour produire.
Mais l’écriture a, sur ses frères et sœurs en création, un « plus » incontestable : alors que la création artistique a pour effet de faire oublier la douleur, en la remplaçant par un autre réel, écrire ne la fait pas oublier, mais permet de s’en rendre maître par l’analyse, la transformation, la caricature ou la sublimation. En fait, beaucoup plus que la parole orale qui « colle » au locuteur et se dissout dans l’instant, l’écriture qui prolonge la parole dans le temps, la ramène à celui qui parle. Elle extériorise et matérialise la conscience du dire. À la fois objectivation et décentration : elle équilibre et structure.
Elle a, du reste, par rapport à la communication orale, un pouvoir de maîtrise de celle-ci, en permettant de dire ce qui a du mal à se dire, ce que l’oral, dans sa nudité, déforme ou ne peut exprimer. Directe, la communication manque de pudeur… ou de prudence : elle doit se différer pour devenir communicable. On sait qu’il est bon d’écrire la colère, au lieu de la hurler… et meilleur encore de ne pas envoyer tout de suite la lettre !

Rappelons-le, le mot "expression" vient du latin « exprimere »: faire sortir en pressant ». Or, la notion de « presser » est souvent oubliée dans les acceptions de ce verbe, volontiers pris dans le sens de « dire ou faire ce qu’on veut ». Même si elle a des liens avec elle, la spontanéité n’est pas l’expression. Celle-ci est souvent le résultat de stéréotypes sociaux, d’idées reçues, de pratiques imposées sans qu’on s’en soit aperçus. S’exprimer, c’est se débarrasser de tout cela, pour sortir de soi des données inconscientes, que la vie sociale et tous ses conditionnements ont camouflés, rendus inaccessibles.

Le problème, c'est que ça ne se fait pas tout seul. Il ne suffit pas de donner le "droit" de s'exprimer pour qu'on puisse le faire. Ça doit s'apprendre.
D'où l'erreur de demander des confidences aux enfants sur leur sentiments, leurs goûts : le fameux sujet de rédaction : "Ton livre préféré, dis pourquoi tu l'aimes tant" est une monumentale erreur de psychologie : pour répondre, il faut un pouvoir de décentration et de conscience de soi qu'un enfant n'a pas (pas mal d'adultes ne l'ont jamais !). A cette question, un enfant ne peut que répondre "c'était bien, ça m'a plu".
Et puis, des confidences, ça ne se demande pas. On doit les écouter quand elles viennent spontanément ; on y répond éventuellement. Mais on ne les sollicite pas. Et pour un enfant moins encore : un adulte au moins a le droit de dire non ; pas lui.

Et pourtant il faut être capable de le faire quand cela devient nécessaire : comment ?
La sagesse populaire le dit fort bien : pour avoir du jus, il faut presser le citron. A l'école, le « presse-citron », c’est le jeu. C'est lui qui ouvre la porte à l'expression. Pour que les enfants deviennent capables de s’exprimer, c’est-à-dire faire sortir d’eux ce qui est vraiment eux, il faut quelque chose qui presse : seul le jeu, et les règles qui le définissent peuvent obtenir ce résultat.
L’expression, à l’école primaire, passe donc obligatoirement par du jeu et des règles de jeu. C’est en jouant avec toutes sortes de règles inventées que les enfants vont pouvoir casser les stéréotypes, les empêcher de s’installer en eux, et acquérir des outils qui leur permettront de les utiliser pour leur propre compte, et bien sûr, sans que personne ne vienne le leur demander.
Donc, il faut jouer en classe, normalement dans toutes les disciplines, mais pour la maîtrise de la langue, plus encore. Jouer avec les mots, avec leur sens, avec leurs sonorités, jouer avec les textes, les parodier, les détourner, les mélanger...
On le voit, c’est toute une autre conception des apprentissages qui se définit ici ; un conception qui intègre le jeu et la créativité, non comme « divertissement », friandise destinée à reposer de la fatigue du travail scolaire, mais comme composante fondamentale du savoir et de l’équilibre de la personne.
L’écriture, qui distancie la parole, la clarifie et l’intensifie en même temps, devient alors prise de pouvoir sur le monde et sur soi.
Sa maîtrise est la compagne incontournable de la liberté.
Elle doit donc appartenir à tous : c'est notre devoir.

A paraître en juin prochain, chez ESF : "Eveline Charmeux : "Réconcilier les enfants avec l'écriture".