Réussir à l'école ; réussir sa vie.

Quelques opportunistes malins, pas si cons que ça, savent tirer profit des déplorations larmoyantes sur la perte des « valeurs », et des jugements moraux, justificatifs de l’inégalité, qui enfoncent définitivement dans l’opprobre les « mauvais élèves ». Les champions de l’égoïsme scolaire, requalifié « élitisme républicain », tirent leur épingle du jeu en se faisant passer pour secouristes. Comment ?

1. Vendre des méthodes de « lecture », fautrices d’échec, qui servent de béquilles en didactique de la lecture, clefs en mains, aux enseignants sans formation, arnaqués,
2. Vendre des gadgets pour « mauvais lecteurs » dans la société de consommation, du chacun pour soi, de « l’ascenseur républicain » et du « mérite », en rabâchant que celui qui ne fait pas d’effort n’aura rien,
3. Accepter des « missions d’étude » pour trouver la réponse marchande à l’illettrisme (sans lequel il n’y aurait pas d’élites), agréée par le ministère.

On gagne sur tous les tableaux en faisant commerce de remèdes pour les poisons qu’on commercialise dans la même boutique, avec l’agrément des pouvoirs publics. Trois sources de revenus confortables et de célébrité.
On pourrait penser que les « pédagogues de l’instruction et de l’élitisme pour tous », pour qui l’école fut un parcours de gloire, s’emmêlent les pinceaux dans leurs contradictions. Mais non, ils se nourrissent de la confusion qu’ils engendrent. Proposer des solutions de rebouteux aux problèmes que l’on a créés, ça marche toujours. C’est la clef du succès des bateleurs.

Quelle alternative ?

La vocation première et naturelle, mais ignorée depuis toujours, d’une institution éducative laïque est de fonder sa philosophie et ses pratiques quotidiennes sur l’empathie et l’altruisme, qualités spontanées chez les enfants, sur leur besoin d’aider les camarades et de coopérer à une tâche commune. Développer les compétences sociales des petits humains est la seule parade efficace contre la compétition individuelle stérile et sa conséquence logique, l’échec scolaire de masse, préjudiciable autant à la nation qu’aux perdants.
Or, l’école à la française a fait de l’entraide et de la mutualité des délits répréhensibles, des maladies dont il faudrait guérir les enfants. La France serait un immense terrain de sport où les individus s’affrontent à armes égales. Il faudrait s’y préparer dès le CP.

On pourrait former les enseignants à la socio-pédagogie :

1. comment gérer sa classe en coopérative de production et de consommation de savoirs
2. et créer un climat mutualiste d’échanges, d’entraide, de travail en équipe et de travaux de groupe.
Instaurer la démocratie scolaire dans une école sociale : liberté, égalité, fraternité, rien de tel pour prévenir l’échec des plus lents, des plus fragiles, démunis et naïfs !

Oui, mais sans échec, pas d’élimination et de sélection, dans un système scolaire où la compétition en vue du recrutement dans les grandes écoles commence au CP. La sélection « au mérite » nécessite la compétition et la compétition interdit le « copiage ». Pour que les gagnants l’emportent, il faut des perdants et un juge arbitre rigoureux. Le plus tôt est le mieux. D’où les méthodes de phonologie et de syllabation, avec « bons points », pour ceux qui, par miracle, arriveraient à lire par la voie indirecte : faire le bruit des lettres avant de chercher le sens des mots. Les didacticiens de la « phonologie », du « code » et du « décodage » font croire aux maitres de lecture et aux jeunes enfants que les lettres muettes n’existent pas, que toutes sont porteuses d’un phonème unique, invariable, antérieur aux mots qui les utilisent. Dans leurs méthodes de déchiffrage, il n’y a pas de son changeant, qui varierait selon le contexte de la phrase, ici et maintenant. « La phonologie commande et passe avant l’intelligence ».
Or, personne, sauf l’enfant floué, ne déchiffre les mots « avant de comprendre ce qu’il lit », comme l’enseigne Alain Bentolila dans sa méthode de « lecture ».

Déchiffrer un écrit est la recette de l’échec. Car les lettres, enchâssées dans les mots, désobéissent sans vergogne au « code » : « Les vendeurs pLIENt et emballent avec un LIEN en ruban les achats de leurs cLIENts ».
Si j’enlève une lettre à lient, j’ajoute un son : lien. Si j’ajoute une lettre à lient, j’ajoute deux sons : client. Ça décode. Naïf est qui s’y fie ! Les enfants égarés par la stupidité de la démarche d’apprentissage, préconisée par les phonistes méthodocrates, finissent par renoncer à apprendre à déchiffrer… et à lire, puisqu’on leur dit que c’est pareil.
L’école leur fournit alors deux réponses : moralisation de l’apprentissage : « Tu ne travailles pas assez ! », médicalisation des rééducations de déchiffrage (faire plus de la même chose sous caution médicale). Les deux leur imputent la responsabilité de l’échec. Aucune ne remet en question la stratégie de lecture enseignée.

Vendre des outils de réparation, qui apprennent à perdre plutôt qu’à apprendre, pour concurrents en panne d’apprentissage sur voie de garage, immobilisés sur la touche ou à l’infirmerie du stade, est une aubaine pour les entrepreneurs du soin scolaire. Ils perdraient leurs sources de revenus et de popularité si l’école française devenait une institution éducative, coopérative, d’entraide entre pairs. Car les enfants coopérateurs ont tôt fait de s’apprendre ensemble à lire sans déchiffrer. Les méthodes, gadgets et sentences morales sont là pour les empêcher de coopérer.
Cette marchandisation de la transmission des savoirs friserait le ridicule si elle ne reproduisait dans un écho sans fin, de haut en bas de la pyramide sociale, les valeurs de l’idéologie dominante et, en bonne place, les préjugés sur l’ « échec » et la « réussite ». L’opinion publique, profane ou professionnelle, est convaincue que « le travail est le secret de la réussite à l’école ». « Travaille bien ! » est le refrain qu’entend tous les jours l’écolier qu’on dépose au portail de l’école. Les performances scolaires seraient la simple résultante de choix éthiques délibérés, dont l’effort occupe le premier rang. Comme dans un sport de compétition, l’individu serait intrinsèquement responsable, volontairement ou involontairement, de son parcours scolaire, à la force du poignet. L’école – elle est parfaitement neutre, il n’y a rien à changer - ne ferait qu’enregistrer les conséquences de la volonté et des efforts de chacun, décidés par libre arbitre, en connaissance de cause. Le premier rôle d’un enseignant français pour « prévenir l’échec » serait d’exhorter à l’effort solitaire « l’élève sans volonté », le second, de lui coller « la note qu’il mérite ». Quand les gardiens du temple et leurs paroissiens concèdent la part de l’école dans la production de l’échec, ils nous parlent d’enfants qui ont eu « la malchance de tomber sur des pédagogistes » qui pratiqueraient la méthode « globale » et enseigneraient la « théorie des genres » au lieu de faire travailler sur les cahiers d’exercices de la méthode, la bonne, l’alphabétique qui fait déchiffrer lettre après lettre.

http://classes.blogs.liberation.fr/2014/09/15/brighelli-bentolila-onfray-a-lecole-tout-fout-le-camp-/

Telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, dans sa promotion de la compétition comme seul but, et unique stimulant, de l’apprentissage, dans la sacralisation des valeurs du passé et l’immobilisme de ses « méthodes », l’école reste un frein à l’évolution de l’humanité, à l’inverse de ce que croyait Victor Hugo.
Petits métiers à succès et produits commerciaux ou médicaux de dépannage fleuriront longtemps encore à sa périphérie. La démocratie sociale et le bonheur d’apprendre en communauté attendront la disparition des écoles de prestige pour héritiers et leurs classes prépa. Car, élevés dans le culte de l’égoïsme individuel et/ou de classe, une fois au pouvoir ou aux affaires, fils de bourgeois ou parvenus au mérite, bardés de diplômes, les élites, hostiles au partage, comme appris à l’école, ne ressentant aucune empathie pour ceux qui souffrent, en bas, se refusent à toute réforme qui démocratiserait l’enseignement.
Ce serait démolir ce qui permet la reproduction de la division du travail au profit des dominants. Ce serait trahir l’éducation reçue, son clan et ses valeurs, que les politiques, de droite ou de gauche, reprennent à leur compte de génération en génération.
Il y a de l’avenir pour les vendeurs de gadgets.

Laurent CARLE (mars, 2016)