La "tête bien faite" chère à Michel Eyquem de Montaigne, c'est quoi aujourd'hui ?
Beaucoup de choses on changé depuis que cette phrase a été écrite, et l'on a été longtemps en droit de penser que c'était en bien, que l'école, du moins chez nous, ne pouvait plus avoir d'autre résultat que cette "tête bien faite", définie, philosophes après philosophes et autres sages, de façon de plus en plus claire et précise, et chacun est convaincu de tout faire pour cela.
Au niveau des intentions, c'est incontestable : chaque éducateur, parent ou enseignant, œuvre en ce sens, prêt à le jurer. Oui mais, le résultat est là : de plus en plus de jeunes se radicalisent et partent en Syrie, et, on le sait, ce n'est pas vrai seulement des jeunes défavorisés socialement, ou en échec scolaire, même si une bonne majorité est de ceux-là.
Tiens ! Un tollé s'élève, je l'entends d'ici : Vous n'allez tout de même pas pousser l'audace jusqu'à mettre sur le dos de l'école les attentats de Paris ?. Certes non. Les causes évidentes sont ailleurs, je le sais bien.
Et pourtant, qu'on le veuille ou non, la vulnérabilité de ces jeunes aux manœuvres de propagandes est bien une affaire d'éducation.
Essayons de creuser la chose.

Eduquer, c'est aider à grandir (conduire l'enfant "hors" de son enfance, vers l'adulte qu'il deviendra). Et pour grandir, il faut apprendre, et l'on sait depuis longtemps que les conditions dans lesquelles on apprend ont une énorme influence sur les savoirs acquis. Or, ces conditions sont rarement évoquées et plus rarement encore, étudiées, dans les écrits officiels définissant le travail des éducateurs que sont nécessairement les enseignants.
On peut dire, sans trahir la pensée des pédagogues qui ont tenté de le faire, que les conditions à remplir pour qu'un enfant apprenne, se situent dans trois domaines :
* le domaine de l'affectif : Pour pouvoir apprendre ce qu'il a à apprendre, il faut que l'enfant se sente en sécurité, "chez lui " dans ce qu'il apprend ; il a absolument besoin de s'y sentir reconnu, respecté en tant que personne, et écouté ;
* celui du cognitif : il faut qu'il comprenne ce qui se passe, pourquoi cela se passe (c'est la "clarté cognitive "de Downing et Fijalkow), et qu'il soit amené et entraîné à raisonner et réfléchir ;
* et celui de la pratique : il faut qu'il soit mis en situation de se servir de ce qu'il apprend, en même temps qu'il l'apprend, pour que l'apprentissage "prenne", c'est-à-dire que des savoirs nouveaux puissent transformer les savoirs qu'il avait, et contribuer à construire sa personnalité.

Si l'on examine les pratiques scolaires actuelles comme celles qu'on a connues enfants (mise à part, le petit lot habituel de classes travaillant avec les mouvements pédagogiques, elles n'ont guère bougé), on se rend compte que ces trois domaines ne sont guère explorés.
L'affectif est carrément laissé de côté.
Depuis peu on commence à s'inquiéter du harcèlement que connaissent certains enfants de la part de leurs camarades, mais celui que connaît le malheureux qui se ramasse sales notes après sales notes avec des heures de colles en enfilade, personne ne s'en soucie : c'est de sa faute, dit le grand Yaka. Bien sûr, il est insupportable, il ne fait pas son travail, il est insolent etc. etc. Mais qui se demande comment il peut vivre ce harcèlement, ces continuelles accusations pas toujours justifiées : sous prétexte qu'il est "souvent" responsable du désordre, toute perturbation lui est reprochée, sans enquête, comme une évidence... Et l'on s'étonne qu'il soit alors tout prêt à écouter ceux qui lui apportent enfin de la reconnaissance, un regard stratégiquement ami, voire des responsabilités valorisantes. Comment pourrait-il en être autrement ?
Depuis très longtemps, je ne cesse de répéter à mes collègues qu'un élève, qui ramasse deux mauvaises notes de suite, c'est un signal d'alarme. Un avertissement de ne surtout pas continuer comme ça. Un avertissement qu'il faut, au contraire, oser perdre le temps de convoquer, par exemple, une régulation avec toute la classe, afin de résoudre ce qui doit être considéré comme un problème pour chacun des autres élèves. Il faut éviter à tout prix l'escalade des punitions, humiliations, exclusions, des peurs et des rancunes qui font le terreau de ce qu'on voit aujourd'hui.
Et qu'on ne me dise pas que ça n'existe plus : le bouc émissaire de la classe — ils sont souvent plusieurs — existe toujours, je l'ai maintes fois rencontré. En le punissant, on caresse sans s'en rendre compte un cercle qui devient vicieux, comme disait Ionesco... Quiconque a mis les pieds dans une classe de l'école primaire ou du collège connaît cette escalade par cœur. Il faut l'empêcher par tous les moyens.
Quand un événement fâcheux arrive à un élément du groupe, celui-ci arrête ce qu'il faisait, réfléchit et cherche une solution. Et l'élève malheureux se sent soutenu et rassuré.
Ce sentiment de sécurité, dont on sait qu'il est la première condition de réussite, c'est aussi par l'action valorisante d’appropriation des savoirs par soi-même et pour soi qu'il peut être installé dans la classe. Permettre aux enfants de se servir ici et maintenant de ce qu'ils apprennent, cela les rassure, leur donne le sentiment d'être utiles, en train de grandir naturellement et non par obligation « morale » scolaire.
La pédagogie du projet n'est pas un gadget soixante-huitard : c'est une nécessité absolue. Les enfants ont besoin, non seulement de savoir à quoi sert ce qu'ils apprennent, mais de le vivre personnellement par l’action concrète, seul ou en équipe. Tant qu'ils n'auront que des exercices formels à faire et des leçons à apprendre par cœur, seuls, pour faire la démonstration de leur « bonne volonté » et de leur « mérite », bien des jeunes décrocheront (on les comprend) et deviendront des proies faciles pour les idéologues et les manipulateurs de tout poil.

Reste le domaine de la compréhension et de la connaissance. Il pourrait passer pour celui qui est le mieux traité à l'école. Traité, il l'est, mais insuffisamment et mal : la clarté cognitive ne brille pas souvent dans les classes, et ils ne sont pas foule, ceux qui, avant de dire aux enfants "prenez vos livres page tant...", osent perdre le temps d'organiser la suite du travail, en expliquant, texte en mains, où l'on en est du programme et à quoi va servir ce qu'on va faire maintenant. La motivation à apprendre n'est pas innée : il faut la créer, elle ne naît pas toute seule.
Mais le problème n'est pas seulement là. Le plus grave, c'est que les enfants sont très mal équipés du point de vue cognitif, notamment, ceux qui ne font pas d'études longues (et encore, il est fréquent que ces derniers soient quand même quelque peu en jachère sur ce point !). Si l'on s'en tient à ce qui est dit dans les programmes officiels, de grandes lacune subsistent dans cet équipement.

1- La pratique sanctionnée par l'usage, de solliciter la récitation du par cœur, y compris dans les domaines où le raisonnement est indispensable (règles, lois, événements historiques, données géographiques et scientifiques, etc.) a pour effet d'endormir celui-ci : quand on récite, on ne pense pas (c'est pour ça qu'il faut éviter le terme "réciter" pour la poésie : un poème ne se récite, il se DIT).

2- A l'école primaire, il n'existe aucun apprentissage ni de l'argumentation, ni des diverses formes de raisonnement. C'est beaucoup plus tard qu'on y vient avec du reste une timidité énorme. Or, ce "plus tard" est trop tard, et, qui plus est, pas assez ! D'une part, les élèves ne savent pas ce qu'est un argument (j'ai pu constater que des étudiants largement adultes ne le savent pas non plus) ; ils n'apprennent pas comment on fait pour justifier une réponse (on leur demande parfois de le faire ; on ne le leur apprend pas !), d'autre part, ils n'ont jamais appris (pas même dans les grandes classes) à démonter une argumentation entendue ou lue.
C'est pourtant — on le voit aujourd'hui —l'apprentissage prioritaire avant tout autre, car l'actualité démontre que le danger le plus grand vient de ceux qui maîtrisent l'art d'argumenter, pour des jeunes — ou des vieux ! — incapables de débusquer les manœuvres manipulatoires dont ils sont victimes.

Il est donc urgent d'apprendre à repérer ce qui se cache sous des sophismes convaincants en apparence, les fameux "présupposés" qui déterminent la solidité ou la faiblesse d'un raisonnement, les amalgames de toutes sortes qui nourrissent les propos des médias, l'importance du choix des mots dans la présentation d'un événement, apprendre aussi à distinguer les "opinions" et les valeurs qu'elles véhiculent, toujours discutables, mais respectables, des "faits" qui sont indiscutables, mais qu'on doit VÉRIFIER. Vérifier ce qu'on croit est une pratique de moins en moins pratiquée.

D'autant plus que, comme le dit Bruno Devauchelle dans un article publié ce matin par le Café Pédagogique :
"la libération permise par les moyens d'interaction numérique est aussi un enfouissement de la pensée construite et travaillée. Il vaut mieux "causer dans le poste", avoir des milliers de retwitts et autres relais que de construire un propos et l'assumer. Si l'éducation veut prendre la mesure des choses et tenter d'orienter les pratiques c'est dans la capacité à faire faire le lien entre conversation, information, connaissance, savoirs qu'il faut qu'elle s'oriente. Non pas en opposant des savoirs à des conversations mais en permettant de comprendre les continuités et les ruptures qui vont chez chacun de nous, au plus intime de soi, de l'émotion de l'expression immédiate à la pensée réfléchie et assumée, voire revendiquée. C'est aussi en amenant les jeunes et les adultes à s'impliquer dans la production d'informations et leur diffusion sous différentes formes que l'on peut être éducateur dans le domaine."
Contrairement à ce que pensent certains décideurs, tout ceci peut être fait dès l'école primaire, (et donc DOIT l'être) : en travaillant sur toutes sortes de messages de l'environnement des enfants, oraux ou écrits, par exemple, des publicités, dont les stratégies de manipulation intéressent, et même passionnent les enfants, si jeunes soient-ils, j'en ai eu la preuve.

Evidemment, rien de tout cela n'est vraiment dans les programmes. Mais comme ces propositions ne sont pas interdites, rien n'empêche de les adopter, car tant qu'elles ne seront pas normalement présentes dans toutes les classes, tant qu'elles ne figureront pas en toutes lettres dans les instances de formation, les gens, jeunes ou non, continueront à se faire manipuler par des slogans venimeux et criminels des extrémismes divers, religieux, ou laïques, et la route du djihad restera grande ouverte.
L'Obs titre cette semaine : "Comment vaincre Daech ?" et propose un dossier très fort autour des termes "combattre", "démanteler", "protéger", résister"... Ce sont les questions incontournables d'aujourd'hui... Mais demain ? N'est-ce pas tout de suite qu'il faut penser demain ? Ça ne peut se faire qu'à l'école. Comme dit le site de "Nous Vous Ils" : l'École ? Plus importante que jamais !

A lire absolument, la lettre d'une collègue de CP que publie le site de "Arrêt sur Images", un superbe récit d'un lendemain de drame au CP, où l'on voit que les petits bouchons de cet âge sont bien au-dessus de ce qu'on croit... Et Chapeau à la maîtresse !
http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=8222.