Assurément, Madame Schnapper n'a pas lu grand-chose des écrits de ces fameux "pédagogues". On ne peut que sourire devant de telles certitudes à propos de la lecture et de l'étrangeté de la formule (lecture globale) qui révèle une grande ignorance du sujet : tant d'écrits existent qui en prouvent l'erreur, auxquels chacun peut se référer. Mais la seconde phrase citée mérite qu'on s'y arrête. Le traitement bizarre de sa ponctuation — elle met le mot entre guillemets — prouve que le mot même, comme la notion qu'il recouvre, lui est étranger.
Comment une directrice d'études en Sciences Sociales à l'EHESS de Paris peut-elle commettre un tel contresens ? Où a-t-elle entendu une sottise pareille ? Il faut surtout avoir une piètre idée des collègues enseignants pour penser qu'il en existe un quelque part capable de la proférer.
Donc, sans revenir sur l'absurdité des méfaits de la "lecture globale", il est nécessaire de remettre quelques points sur l'i de la pédagogie.

Je pense que chacun, même madame Schnapper, est d'accord pour admettre que le métier d'enseignant consiste à permettre aux élèves d'acquérir les savoirs indispensables à un futur citoyen. Toute la question est de savoir ce qui va effectivement rendre possible une telle acquisition.
Or, nombreuses sont les raisons qui poussent à remettre en question la pratique habituelle, selon laquelle l'enseignant devrait distribuer aux élèves sous forme d'un discours les savoirs en question, bien emballés, comme des paquets tout faits.
Non seulement dire cela n'est pas nier le travail d'enseignant, mais c'est lui rendre son véritable rôle.
Cette personne oublie que le métier d'enseignant offre de grandes différences avec celui de préposé à la distribution du courrier : contrairement à ce dernier, il n'a pas à remettre aux élèves les savoirs qu'il a reçus quand il était en classe. Du reste, ces savoirs, il ne les a pas seulement REÇUS : si c'était le cas, il ne pourrait pas s'en servir : on ne peut pas utiliser une information simplement fournie. Or l'enseignant s'en sert, puisqu'il fait des cours avec. C'est la preuve qu'il les a reconstruits pour les faire siens.
Pour qu'un information reçue (entendue ou lue) devienne un savoir, il faut tout un travail de "démolition-reconstruction", de transformation profonde des savoirs antérieurs. C'est alors seulement que peut se produire cette chose étrange qu'on appelle APPRENDRE.
Certes, on sait bien que certains élèves, vivant dans un milieu culturellement riche et affectivement positif, vont pouvoir effectuer d'eux-mêmes — et sans s'en rendre compte — ces opérations de transformation, à partir d'un cours ou d'une lecture ; mais il est clair que c'est loin d'être le cas pour tous les autres.
Or, pour que cela se produise chez tous les élèves, il n'existe que l'enseignant : ni le numérique (qui n'est qu'un truchement parmi d'autres, si intéressant et nécessaire soit-il), ni tout autre moyen innovant, n'en a les moyens, car ils ne peuvent apporter que des "informations". Rien ne peut remplacer la relation interpersonnelle et la complicité, même peu positive, pour créer la sécurité affective sans laquelle le travail de "digestion/construction" ne peut se faire.

Le métier d'enseignant consiste donc à rendre ce travail personnel possible pour tous. Est-ce possible avec des cours chargés de transmettre les savoirs et les valeurs auxquelles nous tenons ? Que fait le prof quand il fait un cours ?
Il apporte des réponses à des questions qu'aucun des assistants n'a posées.
Est-ce logique ? Cela a-t-il une chance d'être efficace ?
Il est impensable (même si l'aveuglement de bon sens que provoquent routine et tradition en a fait une évidence) de croire que la tâche d'un enseignant puisse se trouver dans cette incohérence.

Que doit-on savoir faire pour être enseignant ?
1- Puisqu'il est absurde d'apporter des réponses à qui n'a pas posé de questions, il faut amener les enfants à en poser, et non en poser soi-même comme cela se fait généralement, en prenant le problème à l'envers. Comment les élève pourraient-il répondre aux questions du professeur puisqu'ils sont en train d'apprendre la manière d'y répondre ?

2- Pour cela il doit organiser (car c'est à lui de le faire !) des situations qui vont permettre aux enfants de S'ÉTONNER, de faire des découvertes auxquelles ils ne s'attendaient pas, de se heurter à des difficultés inattendues pour eux, tout en découvrant qu'ils savent des choses qu'ils ne croyaient pas savoir. En effet, la psychologie précise que, pour apprendre ce qu'on ne sait pas, il faut d'abord avoir conscience qu'on sait quelque chose. Les situations organisées par l'enseignant ont donc comme premier objectif de permettre cette prise de conscience. Ces situations, qu'on appelle "situations de résolution de problèmes" doivent donc se situer dans la fameuse "zone proximale de développement" (Vygotski), c'est-à-dire, être accessibles facilement aux élèves, et donc prendre appui sur ce qu'ils savent.

3- Ceci n'est possible que si, auparavant, dans les premiers jours de l'année scolaire, des situations d'observation des élèves ont existé pour l'enseignant. D'où la nécessité de consacrer une semaine entière en début d'année à observer les élèves dans diverses activités ludiques, manuelles, sportives, jeux collectifs de déduction, de réflexion, énigmes, jeux dramatiques et improvisations sur des thèmes appartenant à leur vécu ou non... La liste est quasi infinie. Activités au cours desquelles l'enseignant observe et prend des notes, constituant ainsi une précieuse réserve d'idées pour construire ces situations, qu'il va concevoir comme des entrées dans les savoir institutionnellement requis. Il ne s'agit pas de faire autre chose que le programme ; il s'agit de le faire acquérir AUTREMENT, par des portes accessibles aux enfants, où ils retrouvent ce qu'ils croient savoir, même si ce sont des erreurs : c'est la route qui s'ouvre qui leur permettra de transformer leurs croyances en savoirs.

4- Ces découvertes sont souvent — toujours — des heurts douloureux. Il faut le savoir : apprendre, ça fait mal. Et les enseignants l'oublient trop souvent. La dimension affective de l'apprentissage est essentielle. La respecter n'est pas faire preuve de laxisme ou de soumission à je ne sais quel "Enfant-Roi", ce n'est que l'intelligence née de la connaissance du matériau ! Tout artisan connaît et respecte le fonctionnement des matériaux qu'il utilise. L'artisan de l'éducation est le seul à n'en tenir aucun compte : pour la plupart d'entre eux, l'enfant DOIT être attentif, écouter, prendre des notes, obéir... qu'il en ait envie ou non. Et, confondant autorité et sévérité aveugle, il contraint, menace et sanctionne, de façon totalement illégale, qui plus est. Rappelons en effet, qu'un enfant à l'école peut être sanctionné SEULEMENT pour des fautes morales ; jamais pour des erreurs ou des ignorances : il est à l'école pour qu'on l'aide à rectifier ce qu'il ignore ou n'a pas compris. Erreurs et ignorances sont NORMALES à l'école. Elles sont l'objet de notre travail et n'ont absolument rien de répréhensible.
5- Tout cela implique évidemment que les situations de classe, ces recherches qu'on propose aux enfants, ces expériences, ces découvertes, ces problèmes à résoudre, se déroulent dans une ambiance ludique, tranquille et solidaire : ni compétition, ni hâte, ni stress, ni angoisse de ne pas trouver ou de se tromper, — et bien sûr, pas de notes ! Ce qui importe c'est que chacun cherche, s'enrichisse des idées des autres et aide ceux qui ont du mal à comprendre.

5- Quant aux valeurs de la Démocratie (préférons ce terme à celui de "république" un peu pollué, ces temps-ci) , aucun discours ne peut les transmettre : seul le vécu permet de les comprendre et de les intégrer dans sa propre vie. Tant que l'école sera monarchique, non démocratique comme elle l'est actuellement avec sa structure pyramidale et l'autoritarisme qui continue de s'y manifester, la transmission des valeurs en question ne se fera pas, en dépit de tous les cours de morale qu'on pourra faire.

Les pédagogues, dont je suis, sont donc — on le voit — bien convaincus que les enfants ont beaucoup à apprendre des enseignants, et que leur tâche est bien de "transmettre". Mais au lieu d'interpréter ce verbe comme l'action de jeter des bouteilles à la mer que seuls les nantis pourront pêcher, il convient de voir cette transmission de façon plus intelligente, plus efficace, plus démocratique, qui ne s'effectue pas en dégorgeant des savoirs sur la tête des élèves, mais en mettant ces derniers en situation de les construire, pour se les ajouter et se construire eux-mêmes.
Pour ce qui est des valeurs, il est évident que seul un vécu réellement démocratique ne peut le faire : un vécu où les rôles de chacun sont clairement définis, en termes d'objectifs et non en termes de pouvoir, et qui laisse aux personnes responsables de ces tâches, celle d'apprendre et celle d'enseigner, quels que soient leur âge et leur place dans l'équipe, le même droit à la parole et la même égalité de respect reçu.

Rendre les futurs enseignants capables d'exercer efficacement un tel métier est une lourde tâche, qui demande une formation précise, détaillée et rigoureuse, fort éloignée des habitudes en vigueur.
Espérons que les décideurs officiels et les formateurs d'ESPÉ en sont bien convaincus.
Si ce n'est pas le cas, il faudra continuer à le dire...