Cela se passait dans des temps très anciens, sur une île lointaine dont le nom s'est perdu.

C'était une île perdue au cœur de l'océan, que les vagues inondaient fréquemment. Savoir nager y était une condition absolue de survie ; et l'apprentissage de cette activité était la principale préoccupation des habitants. La méthode utilisée pour cet apprentissage, méthode ancestrale, dont l'origine remontait bien avant le moyen Âge, était celle du tabouret.
L'eau étant une difficulté importante, et même une source d'angoisse pour les enfants et pour beaucoup de parents, il paraissait évident depuis toujours, de commencer par apprendre en douceur, pas à pas, et en dehors de l'eau, les mouvements de la brasse, sur un tabouret.
De fait, les fabricants de tabourets mettaient beaucoup de créativité à imaginer des tabourets de toutes sortes, amusants, confortables, avec des coussins colorés, ornés de poissons et de fausses vagues, qui plaisaient énormément aux enfants.
Certes, on observait bien que si les enfants maîtrisaient rapidement les mouvements de la brasse, beaucoup d'entre eux les avaient oubliés par la suite, dès qu'ils entraient dans l'eau. Certains mauvais esprits osèrent même déclarer timidement que ceux pour qui ça marchait bien dans l'eau, étaient ceux qui, vivant près de la plage, avaient une grande habitude de l'eau, et avaient appris tout seuls.
On les accusa de parti pris idéologique.
Quant à ceux qui ne savaient plus faire ces mouvements une fois dans l'eau, on leur fit passer des tests, révélant qu'ils étaient atteints de dysnagie, et on les confia à des rééducateurs spécialisés dans ce trouble de l'apprentissage.

Un jour, un enseignant de natation, pensant qu'il fallait peut-être se rapprocher de l'eau — qui lui paraissait tout de même une composante non négligeable d'un tel apprentissage — eut l'idée de faire apprendre ces mêmes mouvements de la brasse DANS l'eau. Chacun se récria avec effroi devant le danger d'une telle proposition. Alors il fut proposé d'accrocher l'enfant au bout d'une potence, que l'on plongeait dans l'eau, ce qui évitait tout danger de noyade.
Cela restait cependant terriblement révolutionnaire aux yeux du plus grand nombre, qui se mirent à fourbir de nombreux arguments contre cette nouveauté sacrilège.
De l'autre côté, les partisans de la potence mirent en avant les avantages d'un contact avec l'eau, plus proche, à leurs yeux, des besoins réels des enfants.
Très vite, la querelle prit des proportions gigantesques. On se battit sur des blogs et dans des revues. Les fabricants de tabourets financèrent des recherches destinées à éclairer la logique intrinsèque du tabouret, des études avec statistiques furent publiées, qui prouvaient la supériorité évidente du tabouret sur la potence, dont on soulignait les risques qu'elle faisait courir aux enfants.

Jusqu'au jour où, ayant revu de près le théorème d'Archimède, quelqu'un s'avisa d'un fait oublié jusque là, à savoir qu'apprendre à nager, c'est avant tout apprendre à vivre dans un milieu différent, le milieu aquatique, où rien n'est semblable à ce qui se passe sur terre, ni la manière de respirer, ni celle de s'équilibrer, ni celle d'avancer. Il proposa donc une tout autre approche de la question, qui, au lieu de commencer par les mouvements de la brasse, consistait à permettre aux enfants de découvrir dans l'eau, les moyens de résoudre eux-mêmes, avec l'aide du maître, les problèmes posés par ces différences entre le milieu terrien et le milieu aquatique.
Avec l'aide de collègues qui avaient fait la même analyse, il fit connaître cette théorie, publia des ouvrages, fit des conférences, des films, faisant apparaître que la querelle n'était pas du tout là où on la croyait, mais qu'elle se situait dans l'opposition des contenus d'enseignement : tabourets et potences commettent le même type d'erreur : ils enseignent à faire les mouvements de la brasse et ne prennent absolument pas en compte le milieu aquatique : malgré le petit progrès que présente le système de la potence, il reste complètement en dehors des véritables difficultés que les enfants ont à résoudre.

La véritable question n'est donc pas : tabouret ou potence ? Mais apprendre à faire les mouvements de la brasse, ou apprendre à nager, dans les vagues, les rivières et les lacs ?

En fait, cela ne fut guère compris : leurs écrits ne furent que très peu lus, interprétés à travers les commentaires des commentaires de ceux qui en avaient parcouru quelques résumés. Nombreux furent ceux qui ne virent là qu'une variante de l'autre méthode, et les fabricants de tabourets purent continuer à se frotter les mains, en comptant leurs bénéfices.

Il en est de cette querelle comme de certaines autres...