On a surtout eu la démonstration de ce qu'est une "bonne élève", avec cette petite gamine qui nous a expliqué, après avoir lu — à haute voix, et fort bien, preuve qu'elle avait lu des yeux bien avant — les prétendues opérations de déchiffrage qu'elle aurait effectuées pour en arriver là.
Adorable de docilité scolaire, elle a répété sagement (quoique avec difficulté, parce que c'est difficile d'expliquer ce qui n'a pas eu lieu !) ce que la maîtresse lui affirme depuis qu'elle apprend la lecture du B.A.BA : j'y ai retrouvé ce que m'avait dit un jour un petit bouchon "premier de la classe" : "pour avoir une bonne note , il faut dire ce que le maître veut qu'on dise ; quelque fois c'est difficile, parce qu'il faut le deviner".
Là, le ridicule était patent, mais il avait quelque chose de charmant, dans la mesure où cette gamine avait tout ce qu'il faut pour échapper aux dangers des aberrations pédagogiques qu'on lui faisait subir.

Beaucoup plus graves, les séances d'IRM, imposées à l'autre gamin, avec les dangers que cela comporte, qui n'ont démontré que l'évidence : les zones cérébrales qui sont stimulées quand il déchiffre, sont celles que le déchiffrage, appris auparavant, stimule.
Surtout, rien de tout cela n'a le moindre rapport avec la lecture.
Déchiffrer des mots isolés est une activité d'identification ; ce n'est pas du tout une activité de lecture. Et comme ce ne sont pas les mots que l'on repère en premier dans un écrit, la prétendue démonstration est parfaitement nulle.

Rappelons, pour la ènnième fois (André Gide disait : tout est déjà dit, mais comme personne n'écoute, il faut toujours recommencer"), les raisons pour lesquelles cette odieuse mise en scène n'apporte aucune information valable sur les processus de la lecture et sur la manière d'en aborder l'apprentissage.
Je ne peux ici que rappeler ce qui est écrit pages 99 et suivantes de l'ouvrage "Lire ou déchiffrer ?" (Editions ESF).

1- Commencer par le déchiffrage des mots est une erreur multiple :

• Les analyses sérieuses de l'acte de lire démontrent que le déchiffrage n'appartient pas à la lecture, étant contraire au fonctionnement de l'œil, et de la perception visuelle, qui ne peut percevoir linéairement, lettre à lettre...

• l'efficacité de lecture dépendant de la taille de l'empan visuel, habituer l'enfant à lire linéairement, lettre par lettre, ne peut qu'handicaper gravement la maîtrise du savoir lire ;

• le déchiffrage est quasi impossible dans une langue comme le français où la syllabe orale n’est pas transcrite à l’écrit, et où les lettres les plus importantes sont celles qui ne correspondent à aucune prononciation ;

• de ce fait, donner l'habitude de passer par l'oral pour comprendre ne peut que mettre en difficulté le futur lecteur, qui doit au contraire apprendre à comprendre directement avec les yeux, d'autant plus que le texte écrit ne ressemble généralement pas à ce qui se dirait à l'oral, pour dire la même chose .

• Il est cependant essentiel que les enfants aient construit le système arbitraire de correspondances phonies-graphies du français, qui est indispensable à l'autonomie de lecture, mais pas du tout au début de leur apprentissage, car des notions capitales doivent être construites auparavant (voir plus bas).

2- Passer ensuite à la compréhension, est une absurdité, puisque lire, c'est comprendre et donc que « apprendre à lire », c'est apprendre à comprendre : c'est donc tout de suite qu'il importe de travailler là-dessus.

Or, on connaît les obstacles (dits « épistémologiques ») qu'oppose cet objectif aux représentations spontanées des petits.

• Pour apprendre à comprendre, encore faut-il savoir qu'il y a quelque chose à comprendre dans un texte écrit. Et c'est justement ce qu'un petit ne sait pas : pour lui, la chose écrite appartient à l'environnement, au même titre que n'importe quel objet et sa spécificité par rapport à eux lui est parfaitement étrangère, s'il ne vit pas dans un milieu où l'écrit est présent et vivant.

• d'autre part, comprendre, ce n'est pas répondre aux questions de l'enseignant sur le sens des mots. Comprendre un texte, c'est avoir reconstruit le réseau de communication qui l'a produit ; qui a écrit, pour qui, pourquoi et pour quoi faire. C'est là la première chose à faire découvrir à un enfant. Et ce n'est possible que si on lit des messages réels, écrits par quelqu'un de précis, pour des destinataires repérables, avec des enjeux perceptibles. Ce qui n'est jamais le cas des mots isolés, ni des écrits d'une méthode toute faite, où tout est faux.

• Enfin, il faut maîtriser des notions essentielles à la construction du système de correspondances grapho-phonétiques, ce que d'autres appellent : « le code », d'un nom bien mal choisi, évoquée dans la liste des obstacles à surmonter :

- la notion d'arbitraire du signe linguistique (= le fait que les mots ne ressemblent pas à ce qu'ils veulent dire et que le lien entre le signifiant et le signifié est arbitraire) ;

- celle de « double articulation du langage » (= le fait que les mots qui signifient sont composés de lettres qui ne signifient pas et qui ont besoin pour produire du sens, d'être dans un certain nombre et dans un certain ordre. Or, on sait que, pour un tout petit, l'ordre des lettres ne peut pas avoir plus d'importance que l'ordre des objets du monde environnant, dont ni la nature, ni l'utilisation ne changent quand l'ordre dans lequel on les voit a changé.

(Ce qui, au passage, permet de formuler l'hypothèse que la dyslexie n'est autre que la conséquence d'un absence de travail sur ce point, et que c'est un trouble provoqué, chez des enfants plus fragiles, notamment socialement, par un BA. BA précoce et catastrophique.)

Si tout cela manque dans une pratique d'enseignement, il ne faut pas s'étonner si, au collège, ils ne comprennent rien à un énoncé de problème, à une fiche d'activités en disciplines autres que le français, ou à un roman de Madame de La Fayette...


Quand cessera-t-on de prendre les téléspectateurs pour des débiles, capables d'avaler des couleuvres pareilles sous le prétexte, (fallacieux ici, s'il en est), qu'elle seraient "scientifiques" ? Quand montrera-t-on enfin le travail intelligent, largement aussi scientifique que celui de Monsieur Dehaene et surtout infiniment plus rigoureux et respectueux des enfants, qui existe dans pas mal de classes, et qu'on ne voit jamais à la télé ?
Quand la LECTURE aura-t-elle enfin le bonheur d'être enseignée, en tant que telle, à tous ?

PS : Et justement, c'est le moment de répondre aussi avec les documents vidéo (qui justement ne passent pas non plus à la télé nationale) que produit Jean-Paul Julliand, et notamment le dernier en date "Lundi c'est violet", sur une année de travail à l'école maternelle avec des moins de trois ans, ou le superbe travail de 2012 intitulé "Enseigner peut s'apprendre", tous documents que monsieur Dehaene ne connaît évidemment pas.