L'enseignant — qu'il l'admette ou non et quelles qu'en soient les raisons — a choisi de le devenir, c'est évident. Mais on oublie souvent, notamment en formation, tout ce que ce choix entraîne comme engagements pour le futur enseignant, ainsi que pour l'état qui l'embauche pour exercer ce métier.
C'est un métier qui consiste à travailler avec des partenaires différents chaque année, et différents d'un endroit à un autre, et donc qui exige avant tout d'être capable de se remettre en question chaque fois, d'être curieux de ce qui se fait et se dit à propos du métier, d'être ouvert à des conceptions différentes du travail, bref d'avoir une curiosité intellectuelle, toujours en éveil, qui ose "penser en dehors des clous" (1), et qui cherche à SAVOIR, plutôt qu'à CROIRE.
Or, comme le disait un billet ancien (celui du 10 janvier 2008 sur ce blog), l'école officielle enseigne surtout le second : si l'enseignant explique les choses à savoir, cela oblige l'élève à le CROIRE, puisque rien n'est prévu pour qu'il puisse vérifier les assertions magistrales.
Un exemple était analysé dans le billet en question, qui a le mérite de réveiller des prises de conscience, parfois oubliées, de ce qu'enseigne la tradition scolaire : c'était la leçon de la page 70 du manuel de Bled (CM Hachette 1985) où l'auteur explique, à partir d'un seul exemple : Il a un devoir sans erreurs et il s'en félicite (exemple très proche des enfants et appartenant de toute évidence à leur vécu langagier quotidien !), la différence d'orthographe qui sépare "sans " et "s'en" — oubliant résolument "cent", "sang" "sent", "sens" — si bien que pour pouvoir utiliser la règle enseignée, il faut déjà savoir que celui qu'on a à écrire ne fait pas partie de ces quatre-là !!
Quant à la règle proprement dite, que voici :
"RÈGLE : Il ne faut pas confondre "sans" (s.a.n.s) et "s'en" (s'.e.n) qui est formé de deux mots : "se" et "en". De plus "s'en" fait partie d'un verbe pronominal et peut se remplacer par "m'en" et "t'en".", on a du mal à voir en quoi elle peut aider un élève.
Mais surtout, on oublie, en l'enseignant, que la capacité à réciter cette "règle" n'a strictement rien à voir avec un SAVOIR. C'est une mélopée, peu évidente à comprendre et inutilisable, comme une sorte de prière en latin que l'on débite, avant d'agir... au gré de l'inspiration.
Comment un adulte qui a été formé ainsi dans son enfance, peut-il être prêt à chercher des propositions différentes, à enseigner autrement qu'il ne l'a été, à être curieux de rencontrer de nouvelles théories, de vérifier ce qu'on lui dit, de chercher, d'expérimenter... bref, de sortir des marges et des clous ?
Certes, on pourrait admettre que la formation qu'on lui prépare est de nature à développer de telles curiosités, mais ce ne peut être qu'à condition d'être prioritairement axée sur cet objectif, lequel inclut l'acquisition de savoirs théoriques et opératoires incontournables : aisance dans la lecture d'ouvrages longs et scientifiques, culture pédagogique solide, connaissance des théories et des hypothèses qui les sous-tendent, maîtrise de la théorisation de pratiques observées et vécues, — idée bien utopique, au vu de l'énormité du travail que cela représente, ajouté à celui de la formation professionnelle.
Donc, tant que la démarche scolaire "normale" sera celle du "il faut me croire puisque je suis le maître", c'est-à-dire tant que la théorie socio-constructiviste de l'apprentissage ne sera pas officiellement conseillée dans les classes, il faudra, si l'on souhaite des enseignants efficaces, se résigner à ce que le recrutement soit limité à ceux qui auront acquis ailleurs qu'à l'école, les savoirs en question.

Mais quand on a choisi ce métier, avec les qualités qu'il exige, il reste une vérité à ne pas oublier : les élèves, eux, n'ont nullement CHOISI d'être là devant nous. Pour eux, il ne s'agit que d'une obligation, truffée de contraintes et d'interdits, assaisonnées de pressions, parfois de menaces, de sanctions et souvent d'humiliations.
La première tâche d'un enseignant — bien avant de penser à leur faire avaler le programme — est donc de leur permettre de comprendre pourquoi ils sont là et à quoi ça va leur servir — c'est-à-dire de tout mettre en œuvre pour créer en eux cette MOTIVATION, qu'on leur reproche tellement de ne pas avoir, alors que nous en sommes entièrement responsables.
Comme le dit Philippe Meirieu, la motivation à apprendre n'a rien d'inné. Les enfants désirent peut-être SAVOIR (et encore, pas tous !), mais n'ont aucune envie d'apprendre (les adultes, pas davantage !), car apprendre, c'est UN DÉTOUR, long difficile et souvent douloureux, sur la route du savoir. Et depuis que le monde est monde chacun rêve de savoir sans avoir besoin d'apprendre.
La conscience que apprendre est une nécessité, — c'est ce que signifie "motiver l'apprentissage" — c'est à nous de la provoquer : c'est même le cœur du métier. Et cela doit se faire petit à petit, par l'installation essentiellement de la clarté cognitive (J. Fijalkow et Downing 1984), pour tous les enfants : toujours justifier ce qu'on fait et faire en sorte que, pour eux, quatre données soient constamment clarifiées :
* savoir qu'on est là pour apprendre ;
* savoir CE qu'on est en train d'apprendre ;
* savoir POURQUOI on l'apprend ;
* savoir COMMENT on l'apprend.
Les arguments qui alimentent les débats sur ces questions avec les enfants n'ont à être ni "bébé" (faire plaisir à maman !), ni absurdes (on va à l'école pour devenir grand : ils le deviendront, même sans aller à l'école !!). En fait, la chaîne argumentaire qui va se mettre petit à petit en place dans la tête des enfants, c'est qu'il faut aller à l'école pour apprendre, parce que apprendre, c'est le seul moyen de savoir, que savoir c'est le seul moyen d'avoir du pouvoir (surtout quand on n'est pas le plus fort physiquement), et qu'avoir du pouvoir, c'est le seul moyen d'être libre, notamment pour pouvoir aider ceux qui en ont besoin.
Toute la scolarité n'est pas trop pour y parvenir.

Il importe aussi de ne pas tromper les enfants, comme le fait l'école depuis toujours, en faisant croire, que la réussite comme l'échec, seraient dus à la seule bonne volonté de l'élève. Le proverbe célèbre : "qui veut, peut" est complètement faux. C'est le contraire qui est vrai : il faut POUVOIR avoir de la volonté. Tout le monde ne le peut pas et ceux qui peuvent, ne le peuvent pas tout le temps.
En fait, ce qui sépare les enfants qui réussissent facilement à l'école de ceux qui ont des difficultés, c'est — rien n'a changé vraiment depuis Figaro ! — la chance (ou la malchance) d'être né quelque part, et pas du tout, le "mérite". Il faut bien savoir que les enfants qui vivent dans un milieu où la culture intellectuelle est absente, où l'on parle peu, où les rencontres culturelles sont rares ou inexistantes, auront toujours beaucoup plus de mal à se faire reconnaître, et que, pour eux, la réussite demandera beaucoup plus d'efforts que pour ceux qui sont nés là où il faut.
C'est pourquoi, il est tellement nécessaire que l'école soit en elle-même un milieu de vie riche, stimulant l'intelligence et pourvoyeur de culture, qui apporte, à tous, ce que la famille apporte à quelques-uns, et qu'elle favorise le mélange de tous ces apports.
Et enfin — c'est sans doute le plus important — qu'on n'oublie jamais ce que Laurent rappelle ici, et de façon forte et belle :
Traverser sa scolarité avec l’étiquette de « mauvais élève » est un drame douloureux, dont la victime souffrira éternellement, qu’aucun service médical ou social ne peut guérir. Et que, contrairement, à un accident, une maladie, un deuil, il ne s’agit pas d’un alea biologique, mais d’un choix de société, d’un choix politique.
Choix politique : le mot est lâché. C'est parce que l'enfant n'a pas choisi de venir à l'école, qu'il est insupportable qu'il y vienne pour souffrir. On peut dire que c'est un véritable scandale — politique — que ce soit si souvent le cas, pour tant d'enfants, curieusement toujours nés dans le même type d'endroit.
Aussi, dès qu'on se rend compte qu'un enfant est en train de devenir un "mauvais élève", est-il indispensable — et IMMÉDIATEMENT — d'arrêter notes, jugements et sanctions, et comme disait Gébé en 68 : " faire un pas de côté". Cela devrait être officiellement recommandé en haut lieu.
On mesure les conséquences : une tout autre conception de la classe, qui implique tous les élèves dans la réussite de chacun, qui installe un ambiance de solidarité entre enfants, et cherche avec eux des solutions d'aide (et surtout pas un "soutien personnalisé" !), restant dans la classe (et non dehors avec des spécialistes) et partant d'en bas, au lieu d'être imposées d'en haut.

Tiens ! N'est-ce pas ce qu'on appelle la démocratie ?

1) Citation de L. Carle, extraite du courrier qui a inspiré ce billet.