C'est pourtant vrai que ces groupes qui innovent sont sympathiques : ceux qui suppriment les notes (1), par exemple, ou ceux qui pratiquent avec enthousiasme la "pédagogie inversée", que la "Rue des écoles" présentait hier sur France Culture.
Rappelons pour ceux qui l'ignoreraient encore, qu'il s'agit d'une pratique pédagogique, venue plus ou moins des USA, qui prétend inverser le processus d'apprentissage. Au lieu d'écouter le cours en classe, les enfants doivent l'écouter chez eux, sous forme de vidéo, ou de "capsules" confectionnées par les enseignants, et s'en servir en classe pour des exercices, réalisés en petits groupes avec l'aide de l'enseignant.
On observe, bien sûr, une meilleure motivation — le contraire serait étonnant ! — les enfants sont plus actifs et l'enseignant plus "utile", incontestablement, à la fois plus présent et plus proche d'eux. Tout ça est très bien, et puis ça change enfin et c'est déjà pas mal.
Pourtant, dès qu'on y réfléchit un peu, les objections surgissent.

Si l'on voulait être méchant, on pourrait dire que c'est à peu de choses près ce qui se passait dans les collèges, qu'on appelait lycées, dans les années 40/50, celles où je faisais mes études. Ces études se faisaient, en effet, notamment pour le français et les autres langues, à partir du travail effectué à la maison AVANT le cours, ce dernier consistant à corriger ce travail. On devait "préparer" l'explication de textes sans avoir étudié le texte en classe, et l'on avait à préparer (à faire) thèmes et versions dans les diverses langues étudiées, laissant au professeur la tâche de nous dire, un peu trop tard comme les carabiniers, ce qu'il aurait fallu faire.
Oui, j'entends bien tout ce qui différencie la classe inversée de ces pratiques étranges, quoique traditionnelles : et d'abord l'esprit qui anime cette façon de faire, son caractère convivial , dépourvu de jugements de valeur, le travail de groupe, totalement étranger et même interdit de mon temps, la présence aidante de l'enseignant, lequel, à l'époque, trônait à son bureau haut perché, pour distribuer les notes méritées par les performances présentées.

Mais tout de même, je ne peux m'empêcher de penser que, quelle que soit la bienveillance de l'enseignant, envoyer le cours se faire à la maison, sur un ordinateur que tout le monde n'a pas, est une pratique affreusement inégalitaire et discriminatoire : l'enseignant a beau expliquer qu'il connaît les élèves qui n'ont pas Internet chez eux et qu'il leur permet de compenser ce manque au CDI, il reste une différence de traitement, proprement insupportable.
D'autre part, le discours des enseignants et journalistes est très révélateur : pour les uns et les autres, il n'existe qu'une seule alternative : le cours magistral en classe ou la classe inversée. Aucune connaissance d'autres pratiques possibles et le présupposé transmissif est évident, dans les deux cas. La seconde introduit juste une implication plus grande des élèves, mais il s'agit de réception, et non de construction.
Il est vrai que, dans l'émission sur France Culture, la journaliste semblait considérer que le système transmissif pouvait — devait ?— être conservé, et que la théorie "constructiviste" n'étant pas admise par tout le monde, mieux valait ne pas trop s'y enfermer... Du reste, un des professeurs présents s'est empressé de confirmer que cette pratique pouvait parfaitement être associée à des cours magistraux de temps en temps.

Pour moi, cela prouve qu'on n'a rien compris à ce qu'est une théorie pédagogique autre.
Ça ne peut être ni un truc qu'on ajoute ici ou là pour changer, ni un nouveau dogme (ce que c'est en passe de devenir). Ce doit être une hypothèse d'action fondée sur des données scientifiques relatives à la psychologie des élèves, à celle de l'apprentissage, et aux "savoirs savants" de la discipline concernée, et cohérente avec chacune d'elles, donc incompatible avec un quelconque "mélange" d'ancien et de nouveau.
Or, il est clair que la classe inversée méconnaît la psychologie des enfants, et surtout les effets dévastateurs de la discrimination sociale ; qu'elle méconnaît aussi les travaux sur le fonctionnement de l'apprentissage et qu'elle confond "informations" et "connaissances".
En plus, outre le travail phénoménal que cela demande aux enseignants qui doivent réaliser de véritables clips vidéo pour les élèves, notamment au primaire et dans les premières classes du collège — ce que tout le monde ne sait — et ne peut — pas forcément faire (discrimination aussi des enseignants) — , les productions que l'on peut voir sur les différents sites de cette pratique, prouvent qu'au niveau des contenus, on retrouve le travail le plus traditionnel qui soit, dépouillé de tout savoir savant sur les questions traitées.
On retrouve ainsi confirmation de la méfiance nécessaire à l'égard des technologies modernes utilisées en pédagogie, qui est que (sans doute parce qu'on ne pourrait pas tout faire en même temps) elles sont généralement mises au service des contenus les plus anciens.
Mais le plus surprenant de tout, c'est que, débarrassée de ses inconvénients, cette pratique existe depuis longtemps, dans les propositions de la théorie socio-constructiviste de l'apprentissage : lorsque celle-ci demande qu'un cours commence toujours, EN CLASSE, par des situations problèmes que des petits groupes s'efforcent de résoudre, en proposant des hypothèses de stratégies, hypothèses analysées ensuite en grand groupe avec l'enseignant, expérimentées, puis validées et formalisées ensemble pour être archivées dans les ressources personnelles de chaque élève, on a tous les avantages de la classe inversée sans aucun de ses inconvénients...

La classe inversée a bénéficié d'une expérimentation officielle, qui révèle que "ça marche"... Nul n'en doute, surtout pour certains élèves (les autres, ils faudra bien qu'ils s'y fassent... comme d'habitude !) L'école est bien toujours la même...
Quand la théorie socio-constructiviste aura-t-elle le même traitement que les "trouvailles" innovantes ou prétendument telles, comme "La Planète des Alphas" ou la classe inversée ?
Ce serait un bon indicateur d'intelligence, non seulement pédagogique, mais politique...
Au fait, ne serait-ce pas la même chose ?

(1) On en a beaucoup parlé sur ce blog, notamment :
http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2014/06/24/244-les-notes-ca-sert-a-quoi

http://www.charmeux.fr/blog/index.php?q=noter+est-ce+%C3%A9valuer