Voici le lien qui mène à ce site :
https://www.facebook.com/pages/En-classe-avec-Ludo/169087416484660

Ce qui me paraît le plus préoccupant dans cette histoire, c'est que ce site a énormément de succès, tant auprès des élèves que des collègues ravis de voir que, grâce à lui, les enfants sont intéressés et en redemandent.
C'est du reste, ce genre de sentiment contradictoire que m'inspirent souvent les propositions de nouveauté pédagogique, numériques ou non, qui me font terriblement penser à ce que fut dans les années 70, ma découverte, dans une prestigieuse école primaire québécoise, des effets de l'irruption des moyens audio-visuels en pédagogie. Le fait mérite d'être raconté :
Invitée par des instit enthousiastes, impatients de me faire admirer l'excellence de la modernité d'un "travail de grammaire par les moyens audio-visuels", j'entre, très intéressée, dans une salle de classe où trônait un énorme épiscope, les enfants assis en demi cercle autour, face à un bel écran. L'objet allumé, quelle ne fut pas ma surprise de retrouver, sur l'écran... la page de Bled sur le verbe et son sujet...!
Bien élevée, j'ai reconnu que sur l'écran c'était tout de même autre chose que sur la fiche papier...

Lorsque je lis les propositions d'innovations pédagogiques, j'ai toujours l'impression que le seul vrai souci de leurs inventeurs, c'est que les enfants soient séduits par la nouveauté du procédé, et puissent avaler plus facilement la potion amère des apprentissages nécessaires. Dorer une pilule considérée a-priori comme désagréable à absorber...
Je vois au moins trois erreurs — relativement laides moralement en plus ! — dans le raisonnement qui conduit à ce genre de propositions :
* Poser qu'apprendre est chose ennuyeuse ;
* Penser qu'un enfant ne peut aimer que l'amusement futile ;
* Penser qu'on a le droit de tromper un enfant en cherchant à lui faire avaler des couleuvres qui lui cachent la vérité.
Tout cela est faux.
Apprendre est DIFFICILE, mais n'est pas ENNUYEUX. Si la grammaire ou l'orthographe semblent barbants, c'est parce que l'on n'enseigne ni l'orthographe, ni la grammaire, mais des machins inventés pour l'école, un ensemble de règles sans aucune justification, dont le lien avec la lecture et l'écriture est introuvable, ce qui les rend à la fois incompréhensibles et d'une aberrante complication (voir la liste des compléments circonstanciels ou d'objets aux noms plus absurdes les uns que les autres). Mais lorsque la grammaire, comme l'orthographe, ou la conjugaison sont présentés comme ce qu'elles sont, l'étude du "comment ça marche, la langue dont on se sert", à partir d'une exploration passionnante du fonctionnement des textes lus, où l'on creuse les textes comme les archéologues le font de la terre, pour trouver ce qui se cache en dessous, le plaisir des élèves est le même que celui des archéologues !
Croire que les enfants n'aiment que l'amusement facile est également faux : ils aiment au contraire ce qui est difficile et valorisant, pourvu qu'ils y soient impliqués et qu'ils en aient compris la nécessité. J'ai vu des petits bouchons de CP, refuser de partir en récréation pour finir le projet en route — et ce, plus d'une fois !
Enfin, il est clair qu'on n'a pas le droit de tromper les enfants, de leur raconter des salades erronées sous prétexte de les amuser.

On oublie que si l'école est si ennuyeuse, c'est parce qu'elle est polluée, rendue parfois irrespirable, par les évaluations, les classements, les notes invraisemblables, les sanctions, voire les menaces, et tout le système "récomprenses-punitions" qui en fait un lieu de peur et de soumission. D'où la nécessité de ces petits amusements plus ou moins débiles, qui font oublier la réalité. Ajoutons que ce système "récompense-punitions" est parfaitement immoral, ce qui handicape par avance, les fameuses "leçons de morale" (laïques ou non) qui serviront surtout à éclairer la contradiction monumentale qui oppose ce qu'on dit à l'école et ce qu'on y vit.

Qu'il faille innover, c'est évident. Qu'on se serve à l'école des technologies modernes, c'est évident.
Mais à condition qu'il y ait de la formation et des aides pour les collègues : je connais pas mal d'école où le magnifique TBI sert une fois par quinzaine à projeter l'image minuscule et mal photographiée du manuel...Il faut surtout que la formation des enseignants leur permette de théoriser leur pratiques et celles qu'on leur propose, afin d'aller plus loin que les apparences : ce qui est bien dessiné, de bon goût, amusant peut cacher des dangers.
Les jolis petits dessins pour mémoriser la règle d'accord de l'adjectif avec le nom que propose Michel Rius, laissent à penser que l'objectif est que les enfants retiennent qu'il faut mettre un "s" au pluriel, quand il y a plusieurs chatons.
Mais ce n'est pas là l'objectif à atteindre !
Le véritable objectif, c'est qu'ils construisent la notion de relation entre les mots, et et celle de catégories des mots, sans les confondre avec les choses auxquelles ces mots renvoient. Les mots et les choses ne sont pas la même chose.
La notion de pluriel ne doit pas à être assimilée à celle de pluralité, faute de quoi, les enfants ont du mal à comprendre que la foule qui contient beaucoup de personnes soit un nom au singulier...
La relation lettres/sons n'a pas grand chose à voir avec la lecture qui est chose visuelle : pourquoi faire des fiches — fausses parce que simplifiées — qui ne servent à rien qu'à induire les petits en erreur ?
Pourquoi travailler sur des mots isolés, alors que le sens d'un mot ne peut apparaître que par les relations qui l'unissent à ceux qui l'entourent dans un texte ?
Pourquoi faire croire aux petits qu'on apprend à lire quand on déchiffre des mots isolés, alors qu'en fait, la lecture ne peut s'exercer que sur des textes — disons des messages. Sur des mots isolés, on ne "lit" pas, on reconnaît ou non, on identifie ou non, mais on n'effectue aucune lecture.
Un texte est loin d'être une suite de mots... C'est bien plus compliqué que cela.
Donner aux enfants des savoirs simplifiés, c'est les inviter à y voir des certitudes. C'est donc forcément les mettre en difficulté plus tard. L'esprit scientifique, c'est le doute, celui que Descartes appelait "méthodique", et qui est l'essence même du savoir.
Donc, une innovation n'est bonne que si elle est au service d'une construction solide du savoir, et non d'une mémorisation de petites règles sans intérêt réel.
Si elle permet de former l'esprit et le jugement des élèves et non de les occuper en les amusant.
Il faut que les innovations portent sur les moyens de faire travailler les élèves sur du vrai, dans des situations qui en soient véritablement et toujours sur des objectifs à long terme. Leur but doit être de les aider à construire des savoirs à la fois solides et ouverts à l'évolution. Parents et enseignants, notre tâche est d'aider les enfants à grandir, sans jamais les enfoncer dans leur enfance, sous prétexte de les amuser...
je laisse le mot de la fin à Laurent Carle, qui écrivait récemment sur ce sujet :

Le pouvoir de l’idéologie est de maintenir l'enseignant dans l’ignorance de l’effet discriminatoire de son enseignement. Elle fait ignorer que le bon élève, parce qu’il fréquente et pratique les écrits vrais chez lui, hors de l’école, peut consacrer son temps scolaire à « apprendre les règles ». Elle lui cache que l’enfant du peuple a besoin de l’école pour y faire ce que son camarade privilégié fait chez lui : fréquenter et produire de vrais écrits. Il ignore que le « bon élève » hérite du savoir et des pratiques écrites et culturelles de ses parents, sans enseignement. L'enseignant qui l’ignore croit bien faire en consacrant le temps scolaire à enseigner les « règles » et les faire mémoriser. Pour les enfants populaires, double privation : pas de contact physique avec les écrits de la culture et de la vie, donc pas de possibilité de comprendre les règles qui les structurent. (...) Bref, on innove, mais sans audace, loyalement, « dans les clous », à l’intérieur du cadre (la burqa avec des broderies « fantaisie » multicolores). L’audace est cette qualité humaine dont la majorité des profs et des profanes n’ont jamais entendu le nom. Il ignore que tout progrès humain prend source à l’extérieur du cadre. « Le progrès humain se mesure à la condescendance des sages pour les rêveries des fous et l’humanité aura accompli son destin quand toute sa folie aura pris la figure de la sagesse. » Jean Jaurès.
Et surtout, on oublie qu’éduquer, c’est délivrer de la dépendance, c’est émanciper l’élève. C’est s’émanciper soi-même. Etre pédagogue, c’est acquérir un savoir qu’on ne trouve pas dans le Livre du Maitre, ni dans les écrits des théoriciens de la didactique dominante. Pour avoir accès à ce savoir, il faut rompre avec l’idéologie, avec les coutumes, avec les traditions, avec les rituels orthodoxes qui tiennent lieu de guides spirituels. Savoir, c’est découvrir que jusqu’alors on croyait penser et savoir mais qu’on ne faisait que croire. Faute d’esprit critique et de rupture, on navigue gentiment dans les eaux des procédés infantilisants, sans se poser de questions.


Je voudrais tellement qu'on s'en pose, justement...