C'est l'histoire d'un petit garçon qui faisait avant-hier son entrée à la grande école, où, selon lui, il allait apprendre à lire pour de bon.

La lecture, cela fait des années qu'il y entre — tout seul bien sûr : personne de son entourage n'aurait l'idée saugrenue de vouloir lui apprendre à lire, chacun étant bien convaincu que cela ne peut exister qu'en classe, sous la direction d'un professionnel de la chose. A la maison, il ne peut être que dangereux de faire des "leçons de lecture". Mais on peut (on devrait ?) lire.
C'est ce qui se passe chez ce petit garçon, devenu ainsi curieux de tout ce qui est écrit dans son environnement : livres, bien sûr, mais aussi, affiches, notices diverses (notamment celles de ses jeux !), prospectus et autres catalogues. Il savait à peine parler que face à un écrit quelconque, panneau d'informations, enseignes, etc. immédiatement, on avait droit à la question : " c'est quoi écrit, là ?".
Incontestablement, il avait acquis la première connaissance, indispensable au savoir lire, qui est de savoir à quoi ça sert.
Ce qui lui manquait et qu'il avait hâte d'apprendre, c'est comment on peut trouver tout seul la réponse à sa question : "c'est quoi écrit là ?".
On peut imaginer qu'il n'était pas le seul dans sa classe, à attendre quelque chose comme cela.

Déçu ? C'est peu de le dire. J'en ai eu les larmes aux yeux, lorsque, le soir de ce premier jour, à ma question : "Qu'est-ce que tu as appris aujourd'hui ?", sa réponse fut : "Tu sais, on n'a pas appris quelque chose : on n'a pas fait de calcul et on n'a pas fait de lecture : on a eu à faire des lignes de "a", et après des liges de "u"... Et en plus, a-t-il ajouté, il fallait que ce soit en attaché".

Outre qu'on voit mal comment on peut faire des lignes de "a", isolés les uns des autres, en attaché, comment imaginer qu'on va ouvrir l'appétit d'apprendre — dont on déplore tellement qu'il soit absent chez les enfants d'aujourd'hui (comme s'il était présent jadis... !) — en faisant faire des lignes de "a"— sans bien entendu expliquer si peu que ce soit à quoi ça va servir.

Quand on pense à tout ce qu'il y avait à faire ce jour-là !
Et d'abord, organiser avec les petits la nouvelle vie et tout ce qu'on va apprendre : faire connaissance avec les lieux, apprendre à s'y repérer, savoir à quoi servent les divers objets présents dans la classe, ce qu'il y a dans les armoires, et ce qu'on va faire avec, et aussi quelles sont les "choses écrites" que l'on y voit : les légendes des affiches que l'enseignant, soucieux d'avoir une classe belle à regarder, à mis sur les murs, les livres qui se trouvent au coin lecture, les noms écrits des enfants sur les porte-manteaux, et les noms des enseignants sur les portes des classes et les livres dont on va se servir : les manuels (puisqu'il faut en avoir un, hélas !), les dictionnaires, les revues et magazines... etc.
Et puis, il fallait jouer pour que les enfants fassent connaissance entre eux, et se mettent à se parler : seul le jeu peut débloquer la parole, forcément inhibée à cet âge et dans ces conditions. Le jour de la rentrée, il faut commencer à créer le groupe-classe, et installer dès le premier jour une ambiance de solidarité et de confiance.
Et c'est dans une ambiance de jeu que le premier "travail" scolaire pouvait avoir lieu : il est évident qu'il faut qu'on ait appris quelque chose dès le premier jour, sinon, on va croire qu'apprendre, c'est si peu amusant, qu'il faudrait faire autre chose avant... Mais surtout, sans perdre du temps à un pseudo exercice scolaire dépourvu de tout intérêt et de toute utilité (j'aimerais bien que l'enseignant du héros de mon histoire me dise l'objectif d'apprentissage qui était le sien avec ses lignes de "a" !).
Pour ne parler que du français — il y avait bien sûr plein de choses à voir aussi dans les autres disciplines — et aborder cette fameuse lecture incontournable le premier jour (Le petit garçon de mon histoire était bien déçu qu'on n'en ait pas parlé du tout !), accessoirement, pour satisfaire ceux qui sont obnubilés par la relation lettres-sons (qui est loin d'être prioritaire, mais il faut savoir contourner les ukases et éviter de se faire taper sur les doigts inutilement), les prénoms des enfants pouvaient être un très bon support de travail (ou les noms de leurs héros de BD favoris ou tout autre support issu de leurs préoccupations).
On peut, par exemple, sur les prénoms des enfants, repérer les lettres qui les composent et les classer selon des critères variés : tous ceux qui commencent — ou qui finissent — par la même lettre, ou qui ont deux fois la même lettre etc. Sous ce jeu, c'est la première notion — difficile — dont on va commencer la construction : celle de "mot", et celle de "lettre": on va aussi découvrir que les noms des enfants peuvent contenir les mêmes lettres, sans correspondre pour autant toujours à une même prononciation... Au besoin, on cherchera ces lettres dans l'alphabet probablement affiché quelque part, et qui doit servir de référence et non d'objet à mémoriser..

Et si l'enseignant veut qu'ils écrivent (et il n'aura pas tort !), alors ce peut être par exemple, ce qu'ils ont découvert, ou appris, ou éprouvé durant cette première journée, ou toute autre réaction, ou remarque, qu'ils ont envie d'exprimer. Avec l'aide de l'enseignant, ils vont essayer de le formuler en petits groupes, puis le recopier sur un cahier à partir d'un modèle...
Mais au moins, qu'on écrive quelque chose qui ait du sens et un soupçon d'utilité !!

Je sais bien qu'il y a des CP qui ont commencé dans cet esprit... Sont-ils majoritaires ? Le petit garçon de mon histoire est-il un des rares à être mal tombé ? J'ai bien peur que non.
Mais je me trompe peut-être.