"Les mots et tout ce qui s'ensuit" comme disait Pierre Gamarra.
Quand on entend un ministre, en écho de son président, déclarer qu'une démocratie ne saurait laisser la parole à la rue, c'est un grand désarroi qui vous saisit.
Une démocratie, c'est bien un système politique dans lequel le pouvoir est détenu ou contrôlé par le peuple (principe de souveraineté), sans qu'il y ait de distinctions dues à la naissance, la richesse, la compétence (principe d'égalité) ?
Alors, pouvez-vous dire où l'on peut le trouver, le peuple, sinon dans la rue ?
Et si l'on objecte qu'il a des députés élus pour s'exprimer à sa place, chacun sait bien que la distance qui sépare ceux-ci de celui-là en fait des intermédiaires souvent peu fiables (ce qui est le problème de tous les intermédiaires, du reste !).

Laissons cet aspect de la question — qui mériterait un grand débat, volontiers développé par d'autres plus compétents que moi ! — pour revenir à un aspect moins souvent évoqué, et pourtant essentiel : celui du fonctionnement des mots.
Ce n'est pas seulement le sens de la phrase qui fait bondir, ni l'audace éhontée qui consiste à opposer "démocratie" et "rue", c'est ce ton hautain de donneur de leçons à l'égard des débiles qui défilent. Un ton qui fait émerger des significations tout autres, insupportables, un ton qui réveille des souvenirs.
C'est que, contrairement à ce que pensent nos gouvernants, les mots disent plus que le dictionnaire. Et le propos ministériel évoqué ici, ne parle pas d'une "voie urbaine", il parle, il développe, il affirme l'opinion de son auteur pour ceux qui sont dans la rue. Il irradie de mépris, sur chacune de ses lettres, pour eux. Il faut comprendre pourquoi, et il faut enseigner ce pourquoi en classe.
Les définitions du dictionnaire ne sont qu'une petite partie du pouvoir des mots. Chacun d'entre eux est riche de tous les contextes où il a été employé. Et lorsque ces contextes sont littéraires et culturels, ils envoient à chaque utilisation de grandes bouffées de culture et d'histoire, qui produisent des effets très forts, très éloignés du sens prétendument objectif du mot.
Le mot "rue", dans la phrase incriminée, n'évoque pas seulement le lieu où se trouvent les opposants à une loi injuste, il englobe toute une histoire de haine des tenants du pouvoir à l'encontre de ceux qui n'ont que la rue pour tribune, les "Misérables" de Hugo, ceux de la France de Jean Ferrat, "dont Monsieur Thiers a dit : qu'on la fusille !", les Pauvres de Jehan Rictus qui soliloquent dans "l'hiver et ses duretés", les "frères humains" de François Villon au gibet de Montfaucon, et ceux de l'Affiche Rouge... Une histoire poétique et violente, belle et déchirante, qui confère, à ce mot, et à tout jamais, des pouvoirs de force et de grandeur. L'utiliser comme l'a fait le Ministre, sur un ton qui réveille le vieux poids péjoratif de racisme social, place immédiatement l'auteur dans la famille des Thiers et consorts.
Il faut que les enfants apprennent que les mots ne se contentent pas de prendre sens dans le contexte où ils se trouvent, ils ont des pouvoirs redoutables, celui de produire des effets liés à tous les autres contextes, connus ou non. Ceci est vrai, y compris dans les conversations quotidiennes — où les effets en question sont responsables de la plupart des malentendus. Et, quand il s'agit d'une parole officielle, ils peuvent avoir des conséquences beaucoup plus graves encore.
Les mots ne se laissent pas faire. Ceux qui se battent dans la rue, pour leur avenir et celui de leurs enfants, non plus.
S'ils avaient un peu de culture, nos dirigeants le sauraient.
Dans nos classes ou dans la rue, il faut se battre pour que nos enfants puissent préparer une génération d'adultes plus réussis que ceux-ci, des adultes capables de s'inventer leur liberté par une parole qui sait ce qu'elle fait quand elle dit.