Le thermomètre pédagogiste

Question S.H. : «Avez-vous d'autres critiques à formuler à l'égard de Pisa ?»
Réponse J-Y Rochex : «J'en formulerai deux. D'une part, le fait que ses concepteurs ont privilégié les critères mesurables et le classement, au détriment de la réflexion théorique sur ce que les épreuves de Pisa sont censées mesurer. D'autre part, Pisa repose sur un double présupposé substantialiste : 1) en langue, en mathématiques ou en sciences, il existerait des compétences universelles et indépendantes des contextes culturels ; 2) ces compétences seraient stables chez un même individu, quels que soient les contextes et les conditions de l'évaluation.» (*)

S’il n’était précisé que ces critiques s’adressent à une évaluation internationale, on croirait qu’elles visent l’évaluation scolaire à la française : croyance en des «compétences universelles et indépendantes des contextes culturels», croyance dans leur stabilité chez un «individu quels que soient les contextes et les conditions de l'évaluation» !
Avec une optique idéologique progressive, on voit mieux la paille chez le voisin que la poutre chez soi. En effet, depuis 40 ans, chez nous tout est prétexte à mesure — subjective, puisque la note est à la discrétion du notateur — à toute heure, à tout moment, à propos de tout et de rien, dès la première année d’école.
Ce qui compromet et plombe le succès des apprentissages scolaires en France, c’est-à-dire l’acquisition de compétences et de savoirs, c’est que l’on confond, avec conviction et assiduité, l’étude avec la préparation à un concours ou à un examen. Le bachotage sous forme de contrôle continu, sacralisé après 68, est une évaluation chronique obsessionnelle et pathologique, non des savoirs en cours d’acquisition, mais des capacités de performance de chaque élève, plus exactement de ce qui reste instantanément ou à court terme de l’enseignement magistral dispensé jour après jour. Comme on devrait s’y attendre, les résultats moyens sont souvent, pour ne pas dire toujours, décevants.
L’élève de CP, paroissien d’école à la foi naïve de charbonnier, mais pécheur pas très catholique, oscille chaque jour entre le «Bien» et le «Mal». Parfois en état de grâce, il collectionne les « bien ». Attiré par le « mal », il est déclaré «mauvais» s’il n’a pas eu un seul «bien» pendant plus d’une semaine, «en échec» si c’est pendant plus d’un mois. Insuffisamment attristé de ne pas satisfaire les attentes de la maitresse et de ses parents, non assez sanctionné d’être stoppé net dans ses apprentissages par les jugements négatifs qu’il collectionne, non suffisamment pénalisé de voir son avenir compromis, l’élève français s’entend reprocher de n’avoir pas «bien» travaillé, fautif du délit de paresse ou de parjure.

Or, ce sont ces jugements moraux, hâtifs, brutaux, systématiques, sans appel, enregistrés à l’encre rouge et collés sur le front qui font «l’échec» et le «mauvais élève». Si les chercheurs étaient notés, sans commentaire, dès le premier jour de leurs travaux, les projets de recherche resteraient au fond des tiroirs, les vocations scientifiques seraient taries depuis quelques siècles. Sans instrument de mesure et sans unité-étalon, la note chiffrée, tout autant morale que le jugement, évalue le «devoir» et juge le «mérite». Elle tombe sur la tête de l’élève, inéluctable et définitive comme une amende déclenchée par un éclair de radar, sur l’automobiliste en infraction.

Mais, en quoi l’élève en échec est-il fautif ?
Cette culture traditionnelle de la notation a fini par changer le sens des mots. Dans l’école à la française aujourd’hui, réussir, c’est gagner, échouer, c’est perdre honteusement. Avoir de bonnes notes, c’est «bien travailler», de mauvaises notes, «mal travailler».
Aveuglée par cette obsession collective de notation, la nation tout entière attend des maitres qu’ils commettent un abus didactique quotidien sur chaque élève, du premier septembre au 30 juin, comme si la banalisation de la note pouvait désabuser. Une notation qui s’exerce en continu sur toute activité scolaire n’a plus aucun sens et ne mesure rien, puisqu’une situation d’apprentissage ne peut pas servir simultanément d’examen d’évaluation (et vice-versa) et que la mesure d’un progrès ne peut se faire que sur un écart entre un avant et un après.
Elle ne mesure rien, mais elle juge, exprimant l’omnipotence dont l’institution cannibale investit le maitre.
Sachant qu’en Finlande les élèves ne sont pas notés avant l’âge de 13 ans, quoi d’étonnant au constat de la faiblesse des résultats français dans les évaluations internationales ? A l’âge de l’évaluation PISA, 15 ans, l’élève français a connu l’humiliation du zéro et la culpabilité de celui qui «ne travaille pas», «n’apprend pas bien ses leçons» et «ne s’applique pas dans ses devoirs», l’élève finlandais ignore le stress scolaire.

Selon J.Y. Rochex, l’OCDE aurait choisi une batterie de tests internationaux qui favoriserait les élèves finlandais et pénaliserait les Français. Pourquoi ?
«Présupposé PISA (antiscientifique) : en langue, en mathématiques ou en sciences, il existerait des compétences universelles et indépendantes des contextes culturels» dit-il, pour contester les résultats de l’enquête PISA … Les tests, qu’ils soient de performances ou de compétences, n’expliquent pas. Ils mesurent. Le thermomètre n’interprète pas la température qu’il affiche. Il ne nous dit rien sur le climat. Fahrenheit ou Celsius, son mercure, qui monte et descend avec le temps, constate des écarts entre la France et la Finlande.
Ne nous contentons pas de regarder le doigt qui montre la lune, le mercure qui indique la température !
Pour comprendre, il faut aller voir.
Paul Robert y est allé (**). Il nous a ramené des informations qu’on ne trouve pas dans l’enquête PISA. Bien sûr que les contextes culturels… et les méthodes d’enseignement scolaire, qui vont avec, sont des facteurs majeurs ! Les compétences des individus en cours ou en fin de formation varient en fonction des contextes et conditions d’éducation et d’enseignement. C’est bien ce qui fait, culturellement, la différence entre la Finlande et la France. Même moyennement valides, ces tests révèlent bien que, là où la pédagogie prévaut sur le bachotage et le méritantisme, les compétences s’améliorent. L’intelligence aussi varie avec les conditions éducatives et le climat institutionnel.

La notation à la française, avec les commentaires souvent ironiques qui l’accompagnent, est-elle une forme d’évaluation scientifique ou un biais historique et culturel très pénalisant ?
La France accepterait-elle de ne pas noter ses écoliers avant l’âge de 13 ans ?
On sait que les «pédagogistes» ont envahi la Finlande, qu’ils dictent la politique scolaire de son gouvernement et qu’ils en occupent les écoles. Pour le moment, les Finlandais ne sont pas tous dysphasiques, dyslexiques, hyperkinétiques, dysorthographiques, dyscalculiques, bègues, illettrés et analphabètes, mais cela ne devrait pas tarder.
Que fait l’ONU ?
En outre, ils parlent très bien notre langue. Ne vont-ils pas former des pédago-terroristes pour les envoyer frapper un peu partout dans notre hexagone ? Qu’attendent Le Bris, Finkielkraut et Brighelli pour inciter notre président à demander à l’ONU l’intervention de l’OTAN que la France va réintégrer ? La DGSE ne devrait-elle pas engager des agents sur place ?

« ... plutôt que de considérer les «biais» culturels comme des scories méthodologiques à éliminer ou à réduire au minimum, il faudrait pouvoir au contraire les mettre au cœur de travaux comparatifs pour mieux comprendre les différences et spécificités entre pays. » Le «biais culturel» le plus «innocent» mais le plus efficient, parce que idéologiquement il semble aller de soi, n’est-il pas la moralisation des comportements d’apprentissage, la prétention de récompenser le «mérite» des «bons» et de punir la «paresse» des «mauvais» ?
Elève-t-on le niveau général d’une génération en stimulant les enfants au travail par la concurrence plutôt que par la solidarité ? Ces diverses opérations de mise en condition du gagnant et du perdant, qui consistent à transformer l’école en un monde céleste et juste qu’il faut mériter — tous appelés, mais peu d’élus —, ne s’appellent-elles pas tout simplement de la sélection par élimination ?
A regarder les résultats des Finlandais, la réponse est claire ! A ce point de dérapage de l’acte éducatif, la condition morale faite à l’écolier français n’est plus un biais, c’est une déviation de but.
Les effets de ces biais, autant politiques et économiques qu’historiques et culturels, observables sur la psychologie des écoliers, comme sur leurs performances, hors évaluation, en sont évidents. Plutôt que de chanter cocori couac, il faudrait peut-être, comme Paul Robert, s’intéresser aussi à ce qui se passe en amont des «performances», aux conditions et méthodes d’apprentissage, au statut accordé à l’écolier, à l’échelle des valeurs selon les cultures.
Selon les cultures, la vie a plus de valeur que les performances, ou inversement. Ce qui est remarquable, justement, c’est que, dans les présupposés de la philosophie de l’éducation, on privilégie, concurrence oblige, les performances en France, le bien-être des enfants et des enseignants en Finlande.
Et, paradoxalement, que constate-t-on à la sortie ?...
A «la réflexion théorique sur ce que les épreuves PISA sont censées mesurer», je propose d’en ajouter une, sur la condition de l’écolier français et sur les conditions dans lesquelles il est censé apprendre.
Faut-il se mobiliser pour défendre l’école française ou ses écoliers ?
En subsidiaire, le coût psychologique de l’acquisition des connaissances est-il plus élevé en Finlande ou en France ?

Selon Paul Robert, les petits Finlandais aimeraient l’école (finlandaise), les petits Français n’aimeraient pas l’école (française). Les élèves et professeurs finlandais seraient heureux à l’école (finlandaise), les élèves et professeurs français seraient malheureux à l’école (française).
Mais pourquoi ?
Pourquoi tant de francophobie scolaire ?
Laurent CARLE (février 2009)
(*) Sciences Humaines, Actualité : Ecole, des évaluations qui fâchent, n° 202, Mars 2009.
(**) La Finlande : un modèle éducatif pour la France ? Paul Robert, ESF Editeur)