Reprenons d'abord la grande question de Christian Montelle.

Comment définissez-vous les catégories sans faire appel au sens ?
Un embrayeur, par exemple, est "un élément linguistique qui manifeste dans l'énoncé la présence du sujet de l'énonciation".[La grammaire d'aujourd'hui, M.Arrivé et alii, Flammation, 1986, p. 243)
Comment faites-vous pour faire acquérir aux enfants la notion d'embrayeur uniquement avec des manipulations formelles du type substitution et sans appel au sens ?
Ou celle de nom, de verbe ou d'adjectif. Qu'est-ce qu'un verbe selon votre définition ? Et un nom ? Et un adjectif ? Idem pour les fonctions : qu'est-ce qu'un sujet
?...

Il est bien évident qu'il n'a jamais été question de ne pas faire appel au sens . Le sens est pris en compte, cela va de soi. Mais il n'est pas interrogé pour rendre compte du fonctionnement des phrases et des mots.
Quand on interroge le sens, on trouve la lecture, jamais la grammaire, ce qui est normal : lire, c'est donner du sens ; donc quand j'analyse ce sens, je suis dans l'analyse de l'acte de lire, pas dans le fonctionnement de l'outil porteur de ce sens.
Pour rendre les choses plus claires, et pour démontrer que l'on n'a pas besoin d'interroger le sens pour faire de la grammaire, nous allons demander l'aide d'Oscar Wilde, et de son joli poème de "non sens" ("Au-delà du miroir", la "suite" de "Alice au pays des merveilles"), poème que voici dans une traduction française de A. Parisot

Il était grilheure ; les slictueux toves
Sur l'alloinde gyraient et vriblaient.
Tout flivoreux vabaient les borogoves :
Les verchons fourgus bourniflaient.
Lewis Carroll

On serait bien peine de raconter l'histoire ici évoquée.
Pourtant, chacun est capable d'en faire l'analyse grammaticale.
Après la phrase impersonnelle qui ouvre le poème et qui est à l'imparfait, on trouve une phrase également à l'imparfait, comme le reste du quatrain, dont le groupe sujet (les slictueux toves) est composé d'un déterminant pluriel (les) d'un nom pluriel (toves) et d'un adjectif (slictueux).
On repère sans difficulté dans la phrase suivante un sujet du verbe inversé (normal puisqu'on est en poésie! les borogoves), ainsi qu'un adjectif dont le sens est complété par l'adverbe tout, et qui est mis en apposition au nom(tout flivoreux)
La dernière phrase présente un verbe intransitif, dont le sujet est composé comme celui de la seconde phrase, d'un déterminant pluriel (les), d'un nom (sans doute plutôt verchons, le mot fourgus, donnant plutôt l'impression d'un adjectif, et donc de cet adjectif.

Comment expliquer que, sans du tout comprendre de quoi il s'agit, sans connaître les actions et sans connaître ceux qui les font, on puisse mener ainsi une analyse grammaticale approfondie ?
On me rétorquera qu'il y a des mots français. Certes, les articles sont reconnaissables mais ni les noms ni les verbes et le sens du texte s'il peut donner lieu à des hypothèses, ludiques, pour s'amuser, ne peut nullement être construit.
C'est donc autre chose qui a permis ces reconnaissances.
Pour aller plus loin ici, tentons la petite expérience que voici :

Ile est tait grille heurt; lait slictueux tove
Sûre la loinde gyrêt et vriblaient.
Toux flivoreus vabait les beaus rogove :
Laid verres chont fourgus bourre n'yflaient.

On observe que cette seconde version présente beaucoup plus de mots français que la précédente. Et pourtant, non seulement on continue de ne pas comprendre l'histoire, mais on ne peut même plus effectuer l'analyse grammaticale qui était possible sur l'autre version. Pourquoi ?
On découvre alors que ce qui permettait l'analyse précédente, ce n'était point les mots reconnaissables, pas plus que les marques d'orthographe, mais la cohérence de celles-ci.
Si l'on a pu reconnaître un verbe à l'imparfait dans la forme "vriblaient" de la première version, alors que cette interprétation est impossible dans la seconde, c'est parce que, dans la première, la finale de ce mot était en cohérence avec le groupe des trois mots : "les slictueux toves", portant chacun des marques de pluriel cohérentes avec les usages français, cohérence de marques qui a disparu dans le second texte et rend ininterprétable la finale -aient du mot.

Quels constats peut-on faire ici ?
Deux au moins s'imposent ici :
1- C'est l'orthographe qui permet d'arriver à la grammaire, et non, comme on le serine à longueur de cours, la grammaire qui entraîne l'orthographe !
2- C'est l'orthographe, et la grammaire qu'elle a éclairée, qui permettent d'accéder au sens.
Normal : l'orthographe est la "porte d'entrée dans l'écrit". C'est le lieu des premiers et des plus importants indices à repérer pour comprendre ce qui est écrit.
Lorsque je rencontre les deux phrases suivantes :
Pierre lit le livre
Pierre livre le lit
,
c'est parce que le mot "livre " est un verbe dans la seconde phrase et un nom dans la première que je comprends qu'il s'agit dans celle-ci, d'une histoire de lecture et dans celle-là, d'une histoire de livraison !!
Alors , comment répondre concrètement aux questions de Christian ? C'est ce que nous verrons au prochain numéro, avec la proposition d'Ostiane !