Lettre à une institutrice dévouée et bienveillante, par Laurent Carle.

Il est de notoriété que l’on trouve dans les écoles des pédagogues, des éducateurs, « imparfaits » mais consciencieux, dévoués et bienveillants comme vous. Peu nombreux, certes, mais courageux, dignes d’estime et de respect, parfois dénoncés comme déloyaux par leurs collègues.
Mais le rétro est à la mode aujourd’hui. Ce qui vous conduit à penser que trop de pédagogie nuit. Qui vous a soufflé cette réticence ? Comme il n’y a jamais trop d’oxygène dans l’air, jamais trop de limpidité dans l’eau potable, jamais trop de transparence dans une vitre, jamais trop de lumière sur la table de celui qui écrit, jamais trop de livres dans une bibliothèque et trop d’intelligence dans un esprit, il n’y a jamais trop de pédagogie dans les classes. Le « pédagogisme », néologisme critique intentionnellement méprisant et stigmatisant, à mi-chemin entre dérision et calomnie, est utilisé par l’artillerie des antipédagogues et pédagophobes, c’est-à-dire les antidémocrates, pour effrayer les maîtres qui se laisseraient tenter. « Tenez-vous loin ! Ne vous approchez pas, c’est l’enfer ! »
Vous craignez que l’excès de théories pédagogiques ne mène à l’idéologie ?
Oui, dans Freinet, Montessori, Boscher il y a de l’idéologie. Dans Piaget, Wallon, Vygotski, Cousinet, Claparède, Decroly, Dewey, Coménius... et tous les autres, aussi.
D’emblée, partout, même là où on ne l’attend pas. Dans les sciences du neurone qui prétendent définir scientifiquement la méthode rationnelle pour enseigner la lecture, aussi. Le scientisme est une idéologie. Déjà, le postulat qui affirme avec certitude que la lecture peut s’enseigner à l’aide d’une « méthode » (un manuel mode d’emploi) relève d’une idéologie.
D’abord, en filigrane, l’idéologie.
Viennent ensuite les pratiques « neutres, innocentes », techniques didactiques, manuels scolaires. Toujours secondaires. Offre commerciale que chaque auteur souhaite voir triompher sur le marché du livre scolaire.
Aucune méthode d’enseignement n’est neutre et innocente.
Toutes contiennent en soi une définition de l’enfant, de l’élève, l’assignation de sa place dans le processus de transmission des savoirs et la résignation à leur destin adulte pour les futurs « ratés », le rôle du maître, une didactique, une éthique, une morale, une conception de l’ordre social... et beaucoup d’idées reçues de la tradition, présentées comme universelles.
Vous voulez que l’élève construise ses savoirs et qu’il découvre la part de personnalité qu’il porte en lui ?
Vous vous positionnez là dans un système de pensée progressiste, dans une théorie du développement moderne.
Vous voudriez que l’élève interagisse avec ses pairs en communauté d’apprentissage et d’éducation, en coopérative de producteurs-consommateurs ?
Là, vous transgressez la règle du chacun pour soi, vous rompez avec l’individualisme pour flirter avec le socialisme collectiviste. Vous profanez.
Et vous allez rencontrer des opposants à votre stratégie, les gardiens que je cite plus loin. Ils vous diront que l’élève « qui travaille bien » travaille seul. Son « travail » est d’ouvrir grand les yeux, la bouche, les oreilles surtout, pour que le maître lui enfourne le programme dans la gueule. Autrement dit, qu’il se prête de bonne grâce au remplissage par dressage pavlovien. Et paradoxalement, ces idéologues appréhendent cette passivité comme du « travail scolaire ». Bien travailler à l’école, selon la théorie dominante, c’est se remplir sans faire. Le bon élève écoute mais n’agit pas.
Par exemple, il apprend par cœur les unités de mesure de longueur, il fait des « exercices d’application » dans son cahier pour prouver qu’il a « bien compris » les mètres, les décimètres, les centimètres et les millimètres… sans jamais utiliser un mètre. « Pourquoi faire ? Pas de temps à perdre !» La mission sacrée de l’écolier modèle est le travail inactif, inutile, improductif, l’étude « désintéressée ». Il faut une grande volonté morale, vertu suprême, et une discipline de fer pour renoncer à l’action. Ceux qui se laissent aller à agir doivent faire un effort ! Ce fut la théorie dominante au XIXe siècle, c’est la théorie dominante du XXIe.
En invitant les élèves à apprendre en faisant, à construire leurs savoirs par l’expérimentation vous « bradez la connaissance », vous faites de « l’angélisme ». Connaissance mal acquise risque de profiter !
La prédication des gardiens du temple veut vous faire croire que la théorie dominante n’est pas idéologique, que seules les positions des pédagogues le sont. Ces idéologues masqués vous apprennent à « reconnaître » et à détester les idéologies « dangereuses » qu’ils désapprouvent, afin de vous dissuader d’aller plus loin, pour vous garder dans leur sphère d’influence originelle. S’ils parviennent à vous engager comme militante dans leur « combat », c’est encore mieux.

Dis-moi ce que tu enseignes, comment tu l’enseignes et je te dirai à quelle conception de l’homme et de la société tu adhères, sciemment ou à ton insu.
On ne peut pas ne pas choisir. Mais le choix n’est malheureusement pas offert. C’est la tradition ou… la tradition.
Entre une idéologie scolaire conservatrice et une idéologie scolaire progressiste, il n’y a pas égalité ou parité. L’idéologie conservatrice domine avec une écrasante majorité. Il n’y a pas photo ! C’est du 95 pour 5, du 19 contre 1. Sans chercher, on est exposé passivement 19 fois plus à la conservation qu’au changement. Et pourtant, les gardiens se plaignent de « l’invasion » de la pédagogie. C’est pure propagande.
Les recommandations officielles préconisent la lutte contre l’échec scolaire alors qu’il faudrait lutter contre ce qui produit et ceux qui produisent l’échec.
Vous évoquez les connections entre l’école et le monde. Justement, les traditionalistes les refusent. Pour eux, ce qui caractérise l’institution monastère c’est l’ascèse, c’est qu’on doit y faire ce qui ne se fait nulle part ailleurs : contempler, apprendre sans faire, réfléchir abstraitement sans agir. Vérifiez ! Personne, nulle part dans le monde, ne lit comme on « lit » à l’école pendant la « leçon de lecture ». Pratique de l’outil d’information, de communication, de distraction et de réflexion qu’est la lecture dans la vie des hommes du temps présent ou initiation rituelle aux mystères de la foi scolaire éternelle et surnaturelle, hors du temps et de la vie sur terre ?
Vous est-il arrivé d’observer une leçon de lecture dans le « livre de lecture » ? Lire à haute voix en tournant le dos aux auditeurs, qui ne vous regardent pas parce qu’ils doivent suivre avec le doigt chaque syllabe déchiffrée, quatre lignes d’un texte qu’ils connaissent déjà, qu’ils ont sous les yeux, qu’ils vont devoir lire à leur tour au hasard, est-ce lecture ou office religieux ? Les adultes naïfs qui tenteraient de lire comme à l’école seraient illettrés. Ils le sont ! Vous privilégiez l’approche constructiviste ? Délirant ! Vous dites vouloir faire de la classe un lieu de vie, où l’agir, le faire et le dire s’expriment spontanément et librement ? Anarchiste ! Cette idéologie sans visage, souterraine, empêche les enseignants de choisir dans la clarté leur théorie de référence, de choisir librement, donc. Le formatage anonyme est terminé longtemps avant l’entrée dans le métier, métier qu’on commence à apprendre au CP. Dès 6 ans, l’école de toujours s’adresse à ses futurs maîtres. Même si on exerce ensuite un autre métier, on aura la tournure d’esprit scolaire. Se défaire de cette « formation » demande une forte personnalité, beaucoup d’indépendance d’esprit et de courage.
Quand elle vous colle à la peau, elle vous fait voter à gauche et éduquer à droite, contradiction innocente fort répandue. Car le propre de l’idéologie dominante c’est d’occuper les esprits à leur insu, pour qu’ils croient comme véridique, scientifique et démontré, avéré dirait Alain Bentolila, ce qu’il est bon qu’ils croient du point de vue des idéologues. Bentolila, Boutonnet, Brighelli, Cavanna, Chevènement, De Robien, Finkielkraut, Le Bris, Le Pen, Val,... etc, tous le même credo à propos de l’école. Ils conçoivent l’enseignement public comme une opération de mise en condition de la majorité et une entreprise de sélection de la minorité des élus. « L’école est bonne mère ! ». A ceux « qui veulent s’en sortir », elle donne consécration.
Ce n’est pas à elle de se moderniser, c’est aux élèves de s’adapter au prix d’efforts « personnels » ! Les enfants en échec sont ceux qui n’ont pas eu assez de volonté de réussite. A quelques nuances près, tous ces prédicateurs prêchent le massacre des Innocents pour sauver la culture classique qui serait mise en péril par des hordes d’illettrés avec la bénédiction de pédagogues excommuniés.
Si vous ne maîtrisez pas la théorie cachée, si vous ne la débusquez pas, c’est elle qui sera votre patron. Patron plus redoutable que redouté, mais bien plus contraignant qu’un inspecteur, une fois intériorisé. Quand vous utiliserez les fiches de leçon et les exercices d’un manuel scolaire, quand vous serez tentée de faire comme ce qui se fait autour de vous, soulevez le couvercle de la marmite pour en sortir la théorie qui sous-tend ces pratiques, les idées sur l’enfant, sur l’homme, sur la société qui les fondent. Examinez autant la forme que le contenu. Votre liberté pédagogique en dépend. Laurent CARLE (février 2008)