Je voudrais, pour justifier ce titre (qui ne va pas manquer me faire traiter de basse sectaire), citer une anecdote que j'ai vécue, il y a quelques années, lors d'une formation de futurs instituteurs, qui m'avait été demandée par un centre de formation pédagogique d'enseignants catholiques.
Même si cela doit en surprendre plus d'un, je dois dire ici que l'athée convaincue et déclarée que je suis a souvent été sollicitée par des enseignants croyants, travaillant dans l'enseignement confessionnel, et très soucieux de pratiquer une pédagogie à la fois efficace et respectueuse du fonctionnement des enfants. Comme quoi...

Ce jour-là, à propos de l'enseignement de la lecture, je faisais travailler les participants sur la notion d'obstacles épistémologiques de la lecture (1) : enseigner la lecture, c'est aider les élèves à franchir ces obstacles. Il est donc nécessaire de bien les connaître.
Si l'on admet, à la lumière des travaux qui le font apparaître, que lire consiste d'abord à formuler des hypothèses de sens, liées à des indices perçus immédiatement sur la périphérie situationnelle et textuelle de l'écrit concerné, hypothèses qu'il s'agit ensuite de valider par une collecte d'indices plus fins, il s'ensuit qu'une conduite de lecture inclut nécessairement ce que Descartes appelle : "le doute méthodique".
Précisons, pour ceux qui ont oublé Descartes, que c'est ce qu'on appelle habituellement aussi le "doute scientifique", indicateur n°1 de l'esprit du même nom. C'est aussi le doute qui, contrairement au "doute sceptique" qui interdit toute action, exige de différer l'interprétation et de poursuivre l'observation, afin d'aller chercher d'autres indices permettant de valider ou d'infirmer l'hypothèse formulée d'abord.
En ce sens, — où l'on voit que les apprentissages vont souvent plus loin qu'on ne pense — apprendre à lire apparaît comme l'un des piliers fondateurs de l'esprit scientifique, dont l'absence est également l'objet de nombreuses déplorations actuelles.
Or, douter, on le sait, n'est point naturel. Jeunes ou non, nul ne doute de ce qu'il sait, de ce qu'il a entendu, de ce qu'il croit. L'esprit humain a spontanément besoin de certitudes et il est beaucoup plus enclin à croire de l'irrationnel présenté comme certain, qu'à admettre l'inconfort du doute...
C'est un des plus gros obstacles épistémologiques à toute éducation : comment lutter contre les horreurs du racisme et de la xénophobie, si l'on n'est pas capable de douter de ses interprétations spontanées et de ses évidences ?
Les groupes et moi en étions là de la mise en commun de leurs travaux autour de cette notion, lorsque la pause étant décidée, une des jeunes stagiaires s'approcha de moi, visiblement très troublée, et me dit : "Ce que vous dites est impossible pour des croyants : je ne pourrai jamais enseigner cela à mes élèves."
J'essayai longuement de lui expliquer que le domaine des savoirs à enseigner et celui de la foi devaient être précisément bien distincts pour les élèves, afin qu'aucun amalgame ne puisse avoir lieu. "C'est absolument impossible, me répondit-elle, absolument : on n'a à enseigner qu'une seule chose, la foi en Dieu". Et elle quitta le stage.

Je compris alors combien elle avait raison : impossible de mener de front de tels enseignements contradictoires dans un même lieu et par la même personne, sauf à rendre schizophrènes élèves et enseignants...!
Les linguistes expliquent que la cohérence d'un texte exige que nulle contradiction n'apparaisse en son sein. Il en est de même d'une formation : je ne peux développer un comportement d'un côté et l'interdire de l'autre.
On m'objectera que bien des scientifiques sont des croyants, non schizophrènes pour autant... Cela est incontestable : mais c'est le résultat de leur propre construction, non celui du catéchisme reçu. Et pour ma part, j'ai bien souvent entendu des croyants affirmer qu'ils doutent parfois. Rien à voir donc avec un endoctrinement dès l'enfance.
Pour reprendre les mots admirables de Sylvain, une des tâches de l'école, c'est de rendre les adultes que deviendront leurs élèves capables de cette construction personnelle : l'acquisition d'un savoir qui encourage chacun à être totalement libre de ses choix intellectuels et spirituels, pour désirer une vie avec ou sans maîtres, avec ou sans dieux.
C'est pour cela que l'école ne peut pas être autre chose que laïque. Justement peut-être aussi pour protéger la foi de ses dérives, que Sylvain évoque avec tant de vigueur. C'est dans un autre lieu, et avec d'autres personnes que la foi peut être enseignée à ceux qui y tiennent. Les croyances religieuses sont sans doute psychologiquement nécessaires à plus d'un, mais les certitudes fermées, génératrices de tant d'intolérance, sûrement pas.
On parle aujourd'hui d'introduire l'histoire des religions dans l'enseignement. Excellente chose assurément... à condition de rester dans la rigueur des faits et d'éviter tout dérapage !
L'incroyable "discours de Latran" laisse craindre ces dérapages au plus haut point. On a l'impression que des coins s'installent subrepticement dans la loi de 1905, et qu'on les y enfonce petit à petit, sans en avoir l'air, que l'on prépare soigneusement les esprits à cette idée encore difficile à faire passer... Il y a de la patience en face, sous l'agitation...
Attention de ne pas se réveiller trop tard !

(1) Pour en savoir plus sur les obstacles épistémologiques voir :
http://www.charmeux.fr/obstaclesepist.html